FRANCE
Les maisons de ventes aux enchères françaises ont un peu mieux résisté que prévu à l’ouverture du marché et la fin du monopole des commissaires-priseurs.
France. L’année 2021 marque les 20 ans de la grande réforme des ventes publiques volontaires établie par la loi du 10 juillet 2000 (lire l’encadré) ; entrée en vigueur en 2001, cette loi a instauré un nouveau cadre juridique pour l’exercice des ventes aux enchères. Sa principale disposition a été d’abroger le monopole des commissaires- priseurs, permettant aux maisons de ventes étrangères, notamment les multinationales anglo-saxonnes Christie’s et Sotheby’s, d’exercer en France. À l’époque, « nous n’étions pas réellement demandeurs de voir notre statut évoluer », concède le commissaire-priseur Pierre-Yves Lefèvre. Une partie de la profession craignait d’être « avalée par les Anglais », l’autre attendait cette loi avec impatience. « Ça a été une bouffée d’oxygène, la possibilité enfin de travailler comme une vraie entreprise », se souvient le commissaire-priseur Jean-Pierre Osenat.
En l’espace de vingt ans, cette « ouverture » a contribué à une reconfiguration du paysage des ventes aux enchères en France, entre le regroupement de commissaires-priseurs (à l’instar d’Artcurial), le déclin de Drouot – dont les têtes d’affiche (Piasa, Tajan ou Cornette de Saint Cyr) ont quitté le navire, multipliant ainsi les lieux de vente ; l’accroissement du nombre d’opérateurs (316 en 2002 contre 377 en 2020) ; la féminisation de la profession ; l’arrivée d’Internet ; le lent démarrage des ventes en ligne, qui ont cependant explosé depuis le Covid.
La hiérarchie des dix premières maisons de ventes en France a également été chamboulée, avec : une consolidation du trio de tête au fil des ans, une montée en puissance de certains opérateurs et une concentration progressive du top 10 [voir tableau ci-dessous].
Bien avant la réforme, les études Ader-Picard-Tajan, Loudmer, Couturier-Nicolay, Audap-Godeau-Solanet ou encore Laurin-Guilloux-Buffetaud-Tailleur régnaient sur le marché. Mais depuis 2007, le trio de tête composé de Christie’s, Sotheby’s et Artcurial domine le classement. Leur produit d’adjudications cumulé est passé de 340 à 411 millions d’euros en quinze ans (+ 21 %) avec un pic en 2019 (650 M€). En 2020, il représente 34 % du marché (43 % en 2019) contre 27 % en 2007. Ces maisons, en particulier le duopole Christie’s et Sotheby’s, bénéficient d’un grand pouvoir d’attractivité dû à leur renommée et à leurs implantations mondiales, pouvoir d’attractivité que l’arrivée d’Internet n’a fait que renforcer. « Les gens vont là où ils pensent qu’ils vont vendre le plus cher », lance Jean-Pierre Osenat. Pour autant, estime Pierre-Yves Lefèvre, « nous pouvons parfaitement exister face à ces maisons et proposer une alternative réelle et sérieuse. Et avec les moyens modernes mis à notre disposition, nous sommes plus à égalité qu’autrefois, le lieu de vente ne compte plus ».
Sotheby’s et Christie’s, qui fêteront les 20 ans de leur premier coup de marteau en France respectivement le 29 novembre et le 5 décembre prochains, ont rapidement franchi la barre des 100 millions d’euros. Christie’s, deuxième dès 2002 (49 M€), est en tête en 2020 avec 166 millions (+ 240 % en deux décennies), ayant atteint douze fois la première marche du podium tandis que Sotheby’s, passé de 43,4 millions d’euros en 2002 à 127 en 2020, l’a occupée six fois.
Artcurial, créée en 2002 par Nicolas Orlowski en association avec la famille Dassault, affichait dès sa première année 28,6 millions d’euros (5e position), et passait le cap des 100 millions en 2012 – avec une année historique en 2016 (162 M€). En près de vingt ans, la maison française enregistre une croissance de plus de 300 %. « La réforme a été extrêmement bénéfique pour nous, car elle a permis de créer des sociétés de capitaux. Or, dans notre profession, le capital requis est très important (salle des ventes, services transversaux…), et la séparation de ce capital et des sachants (commissaires-priseurs, experts) est nécessaire, explique Francis Briest, cofondateur de la maison. Ceci, ajouté à l’arrivée des spécialistes dans différents domaines, nous a permis de monter en puissance. »
À quelques exceptions près, ce sont les mêmes noms qui se disputent les sept autres places du top 10 depuis la réforme, sans jamais dépasser les 50 millions d’euros. Certains n’existent plus, à l’instar de Calmels-Cohen, d’autres ont fait un passage éclair dans le haut du classement – grâce à une collection ou à une enchère multimillionnaire – comme Enchères Rive Gauche en 2006 avec la collection Vérité (44 M€) ou Actéon Compiègne avec le tableau de Cimabue en 2019 (19,5 M€).
Certains opérateurs sont en perte de vitesse… Tel est le cas de Tajan et de Piasa, même s’ils n’ont jamais quitté le top 10. Dans le premier rapport du Conseil des ventes volontaires (CVV) en 2002, Tajan dominait le marché avec un produit de 55,5 millions d’euros. Mais depuis la crise financière de 2008, le produit moyen de l’opérateur se situe autour de 28,5 millions. « Rodica Seward [qui a racheté la maison en 2003] a décidé de la restructurer et de la repositionner comme une “petite maison de luxe” », explique son directeur général, Philippe Rolle. Le personnel a été ramené de 70 à 40 personnes tandis que la société s’est davantage positionnée sur l’art du XXe siècle. Tajan a également développé, en soutien à la création contemporaine, sa galerie (The Gallery, à l’Espace Tajan), qui représente 25 à 40 % de son chiffre d’affaires global. Piasa, présente au classement dès 2002 (3e) avec 45,5 millions d’euros, affiche depuis une moyenne de 26,3 millions.
D’autres se maintiennent. Millon, qui a intégré le top 10 en 2004 (14,6 M€), ne l’a plus quitté. Malgré des hauts et des bas, comme en 2014, son produit de ventes dessine une courbe ascendante pour culminer à 35 millions d’euros en 2019 (contre 32 en 2020). Même chose pour Aguttes : entrée dans le top 10 en 2005 (15,7 M€), elle atteint 40 millions en 2020 (+ 150 %). Depuis 2017, elle conserve la 4e place.
Beaussant-Lefèvre, Cornette de Saint Cyr et Pierre Bergé & associés se disputent régulièrement les trois dernières places, oscillant entre 11 et 19 millions d’euros de produit de ventes, au gré des collections, avec parfois des pics, comme en 2016 (36 M€) pour Pierre Bergé & associés ou en 2007 pour Cornette (31 M€). « La réforme n’a pas entraîné pour nous un surcroît de difficultés, estime Pierre-Yves Lefèvre. Nous avons continué à travailler à un niveau de satisfaction honorable, avec des armes supplémentaires, une concurrence accrue mais un même état d’esprit. C’est la digitalisation qui a modifié un peu notre exercice. »
Au fil des ans, deux maisons se sont démarquées : Osenat, qui a intégré le classement en 2008 (12,8 M€), atteint 19 millions d’euros en 2020, son plus haut chiffre. « En 1999, je suis allé deux mois à New York voir comment ils travaillaient, témoigne Jean-Pierre Osenat. Je n’ai retenu qu’une seule idée : travailler par département. À partir de 2000, ma boîte a décollé. » Ader se distingue d’autant plus que son chiffre est en constante augmentation depuis son entrée dans le classement en 2013, passant de 16 à 25 millions en 2020. « Quand j’ai racheté Ader en 2004, la maison, qui dans les années 1990 avoisinait des dizaines de millions d’euros d’aujourd’hui, n’avait plus qu’une activité très faible et plus de personnel, mais son nom emblématique jouissait d’une solide réputation, confie David Nordmann, son dirigeant. Cette réussite, je l’explique par le facteur chance, mais surtout, je crois que j’ai su m’entourer. Notre équipe est soudée et j’ai gagné assez rapidement la confiance de grands experts. »
En vingt ans, le marché des ventes aux enchères en France n’a eu de cesse de se concentrer sur les dix premières maisons de ventes. Avant la réforme, elles représentaient moins de 30 % du marché – soit 300 millions d’euros sur un total de 970 en 2003 pour le secteur « Arts et objets de collection ». En 2020, leur part de marché atteint plus de 50 % (soit 610 M€ sur un total de 1,2 Md€ pour le secteur) tandis que les 367 autres opérateurs se partagent l’autre moitié. « Ces dix premières ont compris l’évolution du marché et se sont structurées, avec des départements, des experts pour chaque spécialité. Elles ne sont pas restées enferrées dans des ventes à volume avec très peu de rentabilité et ont atteint des économies d’échelle permettant un afflux de marchandises presque mécanique », analyse David Nordmann. « Il y a une garantie de développement d’une société quand tout n’est pas centralisé sur une personne », confirme Jean-Pierre Osenat.
Globalement, les professionnels du secteur estiment que le marché français a bien résisté à la réforme. « Même les petites structures, remarque Francis Briest. Sans cela, peut-être qu’elles n’existeraient plus. Les tarifs sont devenus libres, apportant une bouffée d’oxygène. Les commissionsacheteur, qui sont passées de 10-12 % à 20-25 %, ont fait monter en gamme le service, tandis que cela a permis de trouver davantage de vendeurs en diminuant leurs frais. » Cependant, si majoritairement les professionnels reconnaissent volontiers que la concurrence de Sotheby’s et Christie’s peut être un moteur et un modèle, certains restent agacés. « Elles se sont appropriées plus de 50 % du marché français, laissant les miettes aux autres maisons françaises, si on enlève Artcurial, déplore Philippe Rolle, chez Tajan. Ces autres maisons françaises sont obligées d’engager des moyens de communication très importants pour être présentes sur la place publique et sont donc dans la résistance à une guerre gagnée par ces deux maisons étrangères. »
(1) hors frais acheteur, comme tous les chiffres indiqués, fournis par les rapports d’activité du CVV et publiés chaque année depuis 2002.
Retour sur la loi du 10 juillet 2000
Historique. La loi no 2000-642 du 10 juillet 2000 portant réglementation des ventes volontaires de meubles aux enchères publiques (décrets d’application en juillet 2001), outre l’abrogation du monopole des commissaires-priseurs et l’établissement de frais acheteur libres, a institué les « sociétés de ventes volontaires » (SVV) [devenues « opérateurs de ventes volontaires » (OVV) par la loi du 20 juillet 2011]. Pour superviser ce secteur d’activité, la loi a mis en place une nouvelle entité, le Conseil des ventes volontaires de meubles aux enchères publiques (CVV), autorité de régulation indépendante. Outre qu’il veille au bon fonctionnement du marché et organise la formation professionnelle, le CVV doit donner son agrément pour toute création d’une nouvelle SVV (agrément remplacé lors de la loi de 2011 par une simple déclaration auprès du Conseil). Installé le 20 novembre 2001, soit il y a vingt ans jour pour jour, le Conseil a examiné les demandes d’agrément des SVV lors de sa première année d’activité. Au 20 novembre 2002, 316 sociétés (du secteur Art) avaient reçu leur agrément. Et en décembre 2002, le CVV remettait au garde des Sceaux son premier rapport annuel d’activité – remplissant ici sa mission de veille économique. Celui-ci incluait un classement des maisons de ventes françaises en fonction du montant de leurs ventes réalisées pendant l’année écoulée.Lancé en 2019, le projet de loi visant à moderniser la régulation du marché de l’art semble, lui, à l’arrêt, l’agenda politique étant serré en raison de l’élection à venir. Entre-temps, en juillet 2022, les 3 500 huissiers de justice entreront dans le marché, ce qui devrait avoir un fort impact sur la partie volontaire de l’activité.
Marie Potard
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Vingt ans après, bilan de la réforme des ventes publiques
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°577 du 12 novembre 2021, avec le titre suivant : Vingt ans après, bilan de la réforme des ventes publiques