Art contemporain

Être ou ne pas être artiste

Par Amélie Adamo · L'ŒIL

Le 24 novembre 2019 - 2174 mots

L’image de l’artiste inspiré, du génie illuminé forcément marginal et isolé, a laissé place à une vision plus distanciée de l’artiste au travail qui, aujourd’hui, doit savoir aussi bien gérer sa carrière que jouer avec son image.

Lionel Sabatté dans son atelier. © Photo Fanny Begoin, 2018.
Lionel Sabatté dans son atelier.
© Photo Fanny Begoin, 2018

Qu’est-ce qui sépare donc le portrait du vieux Frenhofer à l’atelier, en proie aux affres de la création, tel que l’a dépeint Balzac dans Le Chef-d’œuvre inconnu, de celui de Jeff Koons au côté de Damien Hirst, les deux en costume noir et chemise blanche, l’un un peu « brutal » et « cynique», l’autre à l’apparence d’un « vendeur de décapotables Chevrolet », comme le décrit Michel Houellebecq dans La Carte et le Territoire ? Que s’est-il passé entre l’intense regard de Van Gogh dans l’autoportrait à l’oreille bandée et l’expression faussement parodique de Jeff Koons qui se photographie en compagnie de cochons ? Changement de mondes, changement de représentations, changement de paradigmes.

C’est un fait sociologique admis, comme l’a très clairement analysé Nathalie Heinich, le statut de l’artiste au sein de la société est mouvant, changeant selon le contexte et selon qui regarde (qu’il s’agisse du public, de l’artiste ou du monde de l’art, galeriste, institutionnel, critique ou collectionneur) : d’« artisanal », ce statut est devenu « professionnel » à la Renaissance puis « vocationnel » à partir du XIXe siècle, jusqu’à muter à nouveau dans ses formes les plus contemporaines, comme le souligne Nathalie Heinich dans un essai du catalogue de l’exposition « Le rêve d’être artiste », actuellement au Palais des beaux-arts de Lille.

En fonction de ces statuts et des paradigmes dont ils relèvent (« classique », « moderne » ou « contemporain »), la façon dont un artiste est collectivement perçu va donner lieu à des représentations multiples et évolutives qui draineront mille fantasmes et réalités, auxquelles on attribuera diverses propriétés et valeurs. Des représentations multiples qui peuvent cohabiter au sein d’une même époque, comme c’est le cas aujourd’hui dans un contexte historique complexe où viennent se confronter des conceptions différentes par rapport à ce que l’on attend de la figure de l’artiste et de l’œuvre d’art, créant toutes sortes de confusions, de frustrations ou de débats.

Vocation et création

De Géricault à Gauguin ou Van Gogh, de Picasso à Pollock, la figure de l’artiste « moderne », créateur de formes, libre, passionné par sa vocation et l’amour de l’art, nous fascine encore aujourd’hui, comme le montrent un grand nombre de biopics à succès portés sur grand écran ou certains autoportraits et portraits plus actuels dépeignant la figure de l’artiste à l’atelier et ses attributs – tantôt poétiques, érotiques ou introspectifs, tantôt humoristiques et critiques comme on peut par exemple les trouver déclinés de manière percutante dans la peinture de Nazanin Pouyandeh, de Simon Pasieka, de Marcos Carrasquer, d’Axel Pahlavi ou de Gaël Davrinche. Ce statut « vocationnel », tel qu’il est né au XIXe siècle, perdure en effet de nos jours, dans nos fantasmagories mentales et dans la réalité des ateliers, même s’il a clairement subi de nombreuses modifications depuis l’époque romantique.

L’image de l’artiste inspiré, du génie illuminé et entièrement dévoué à son art de manière quasi mystique ou religieuse, forcément marginal ou pauvre et isolé, a laissé place à une vision plus moderne et sans doute plus distanciée de l’artiste au travail qui, aujourd’hui, même s’il conserve liberté et authenticité dans le processus créateur, sait tout aussi bien gérer sa carrière, gagner de l’argent, être reconnu, jouer avec son image et les codes de la production sociale, négocier avec des réalités marchandes et des questions de monstration extérieures à la création elle-même.

De même, depuis le XIXe siècle jusqu’à aujourd’hui, du cubisme aux abstraits, des dadaïstes à l’Art brut, du pop art aux street artists, nombreuses ont été dans l’art moderne les remises en question de la notion d’œuvre, du rapport à l’acte créateur et des valeurs qui s’y rattachent comme le génie, le savoir-faire, le beau, le bon goût ou l’originalité. Cette ouverture de l’art à la culture populaire, au non-savoir, à l’humour comme aux nouvelles techniques industrielles et mécaniques, n’est pas sans poser en soi certains débats formels avec les partisans d’une ligne plus « classique », pour lesquels la figure du créateur se doit de respecter certaines règles et savoir-faire traditionnels, qu’il s’agisse de la formation, du choix du médium ou des techniques employées.

Toutefois, malgré ces évolutions et ces diversités formelles, il demeure dans ce statut « vocationnel » un même socle commun : la valeur esthétique, irréductible et authentique, inutile et nécessaire, d’une vision singulière du monde à travers la création d’une œuvre qui n’a d’autre fin qu’elle-même, comme forme et intention, doute et tentative.

Confusion et inversion de valeurs

Mais ce qui fait œuvre ici ne l’est pas forcément ailleurs. Et ces valeurs que nous rattachons à la création ne sont plus forcément partagées par tous dans la société actuelle, qu’il s’agisse du public, des artistes ou du « monde de l’art ». Plusieurs facteurs artistiques, historiques, économiques et politiques sont à l’origine d’un renversement des valeurs et d’une confusion généralisée quant à la perception de la notion même d’œuvre et de culture. Une situation complexe dont les multiples racines se nourrissent toutes d’un même terreau, celui que produit la société du spectacle et du néolibéralisme montant. Par stratégie, la logique du marché et du divertissement tend à transformer l’œuvre en objet, la liberté d’une nécessité inutile en calcul d’un résultat. Plusieurs éléments, qui souvent interagissent entre eux, alimentent de manière directe ou indirecte cette grande machine.Ici, le concept de culture de masse, qui a proliféré dans le spectacle vivant, la musique, le cinéma, la télévision, crée du trouble dans les attentes d’un public pour lequel « l’art » se doit de divertir ou d’être glamour. Là, le phénomène « d’artification », selon le terme employé par Nathalie Heinich et Roberta Shapiro, esthétise tout, ouvre les frontières entre « art » et « non-art » en voyant de « l’art » dans des pratiques qui n’en sont pas précisément parce qu’elles servent d’abord une finalité (marchande) : artisanat, arts décoratifs, arts appliqués ou culinaires. Ainsi, aux yeux d’un certain public, un créateur de mode, un chef cuisinier ou un designer sont des artistes, lesquels ont du reste droit à des expositions dans des musées, ce qui favorise la confusion.

Enfin, la prédominance dans le milieu de l’art du « paradigme de l’art contemporain », au sens de Nathalie Heinich, bouscule nos représentations. Ainsi, tout ce qui fait œuvre, au sens du « moderne » et du « classique » se trouve radicalement balayé, par la dématérialisation de l’œuvre au profit de la suprématie du concept, du discours et de la médiation ou par l’écrasement des valeurs d’authenticité et de liberté au profit de valeurs narcissiques, carriéristes et promotionnelles : sera « artiste » celui qui sera d’abord reconnu comme tel par l’institution, le critique, le curateur ou le marché, celui qui s’évertuera à simplement combler les attentes de ses contemporains, par pur calcul ou par cynisme. Ainsi, comme le souligne Nathalie Heinich, se trouve écrasée la « valeur esthétique » d’une création « n’ayant d’autre fin qu’elle-même » au profit de la « valeur réputationnelle, économique, voire ludique d’une création utilisée par le créateur pour faire carrière, faire de l’argent, faire des adeptes ou faire des paris sur sa propre réussite ». Nouvelles figures de l’« artiste » dont Jeff Koons ou Damien Hirst sont devenus les symboles les plus célèbres et les plus médiatisés mais dont, finalement, bien d’autres aujourd’hui s’inscrivent dans ce filon, de manière plus ou moins caricaturale, plus ou moins cynique, plus ou moins efficace. Des « artistes » qui créeront chez celui qui reçoit leur « production », selon sa propre conception de l’art, ici du contentement ou de l’amusement, là de la colère ou de l’indifférence. Ce qui devient un problème, au final, ce n’est pas tant que ce nouveau « monde de l’art » existe mais c’est qu’il tend à prendre toute la place, précarisant les artistes qui n’en adoptent pas les codes, et que, s’exhibant sous le costume de l’art, il ne met en scène qu’un spectacle vide dont le résultat ne laisse dans le fond que peu de chance de survie à ce qui fait véritablement « œuvre », comme tentative et contre-pouvoir.

Lionel Sabatté, artiste - Être artiste engage sa vie


Que signifie être artiste ? Être artiste est une décision qui engage l’ensemble des choix de sa vie. La priorité absolue devient l’œuvre en cours, sa genèse et son inscription dans le monde. Une aventure grisante, une épopée ! C’est une quête qui peut donner sens à toute une vie et qui accompagne jusqu’au bout. J’adore voir des artistes qui sont mes aînés en pleine intensité créative et la fabuleuse fraîcheur qu’ils manifestent, comme récemment Noël Dolla à la Galerie Ceysson.
Qu’est-ce qu’une œuvre d’art ? Une œuvre d’art est un impact sensible, la possible naissance d’une relation, d’une amitié, d’un amour ou d’une haine avec un nouvel élément du réel. C’est aussi une forme d’envie inoculée à ceux qui l’appréhendent, envie de faire, d’y revenir, de passer du temps avec, de s’enfuir, de posséder, de savoir, de toucher, etc. Les possibilités, dans le fond comme dans la forme, sont infinies.
L’originalité, l’authenticité et la liberté sont-elles des valeurs ? Dans mon cas, ce sont des valeurs essentielles, à l’œuvre dans un ensemble que je souhaite construire. Mais certains de mes travaux au sein de l’œuvre se détachent parfois de ces valeurs comme pour mieux servir une chose plus grande qu’eux. Il est des pièces qui n’ont plus d’originalité car elles répètent une trouvaille antérieure pour l’affûter, la préciser. Je me sens parfois loin de la liberté face à la difficulté rébarbative et chronophage que m’imposent certaines réalisations. 
Comment adaptez-vous cette valeur d’authenticité avec les nécessités de votre carrière ? Je n’oublie pas que carrière, image et productions sociale sont au service de l’œuvre. Celle-ci se développe et se construit sur un temps beaucoup plus long que celui de ces autres notions parfois fluctuantes. Cette adaptation se fait de manière assez naturelle dans mon cas, je crois, car je sais quels sont mes objectifs. Je connais ma priorité absolue.
Quelle place accordez-vous au travail et au savoir-faire artisanal ? Le travail artisanal et la notion de faire sont primordiaux dans ma pratique. Mon travail prend appui sur la conviction du caractère vivant du rapport entre la main et la matière. C’est ici que le potentiel d’expression est le plus dense, selon moi.
Y a-t-il beaucoup de changements entre vous et les maîtres classiques ou modernes ? Dans mon cas, il n’y a pas tant de changements fondamentaux. J’ai l’impression que ce qui a évolué, c’est la facilité et l’accès à un éventail de techniques et de savoirs plus étendu. J’adore utiliser cet éventail d’expérimentations possibles. Je me sens parfois même en proximité ou, en tout cas, en dialogue avec des créateurs très anciens. Je pense aux Magdaléniens qui ont œuvré il y a 17 000 ans dans la grotte de Bédeilhac en Ariège. J’ai la chance d’avoir sculpté récemment dans cette grotte [pièces toujours visibles dans ce lieu, NDLR], une expérience immense pour moi !
Que représentent pour vous les notions de génie et d’inspiration ? Le génie et l’inspiration sont des notions très relatives. J’aime ressentir le maximum de choses comme étant inspirées et géniales ; je travaille à étendre cette capacité à envisager le monde ainsi comme un tout inspiré et génial. Génie et inspiration sont des sentiments et des sensations dont il me faut prendre soin. Comment être artiste sans se sentir génial et inspiré ? Assumer ce trésor sans se laisser brider par l’impression de manquer de modestie ou le fait d’être seul avec son propre enthousiasme. Ils dépendent d’une capacité à s’émerveiller, d’une ouverture de l’attention que j’adore cultiver. Elles demandent travail et soin mais aussi relâchement. 

Sarah Jérôme, artiste - L’artiste est un révélateur 

 

Que signifie être artiste ? L’artiste est un récepteur, un filtre, un catalyseur et un révélateur. Il lui incombe d’être à l’écoute de son temps, de l’histoire et de son environnement. J’envisage la création comme un acte quotidien.
Qu’est-ce qu’une œuvre d’art ? Je crois qu’une œuvre d’art est paradoxalement inutile mais nécessaire. Elle se doit de poser des questions et de provoquer des réactions.
L’originalité, l’authenticité et la liberté sont-elles des valeurs ? Oui.
Comment adaptez-vous cette valeur d’authenticité avec les nécessités de votre carrière ?
Les sujets, et ma manière de les traiter, se posent naturellement sans idée préconçue quant à l’effet qu’ils vont produire. La question d’adaptation ne se pose pas dans ma démarche de création, car chaque projet mis en œuvre est unique et sans calcul. Toutefois, on ne peut faire totalement abstraction du marché et des acteurs qui le composent, car on ne peut faire partie d’un monde si on n’adopte pas certaines règles du jeu. Je crois néanmoins qu’il n’est pas nécessaire de se trahir pour avancer dans sa carrière.
Quelle place accordez-vous au travail et au savoir-faire artisanal ? Le travail de la main est indissociable de ma production. J’éprouve le besoin de toucher la matière pour chercher. Par ailleurs, il me semble important de garder une certaine constance dans la pratique.
Que représentent pour vous les notions de génie et d’inspiration ? Il me semble que cette question est une vision romantique de l’artiste. Je parlerais davantage de régularité de travail mise au service d’une vision. 

« Le rêve d’être artiste »,
jusqu’au 6 janvier 2020. Palais des beaux-arts de Lille, place de la République, Lille (59). Tous les jours de 10 h à 18 h, à partir de 14 h le lundi, fermé le mardi. Tarifs 10 et 8 €. Commissaire : Bruno Girveau. www.pba-lille.fr
« Figure d’artiste »,
jusqu’au 29 juin 2020. Petite Galerie du Louvre, rue de Rivoli, Paris-1er. Tous les jours de 9 h à 18 h, jusqu’à 21 h 45 les mercredis et vendredis, fermé le mardi. Commissaires : Chantal Quillet et Jean-Luc Martinez. Tarifs 15 € sur place et 17 € en ligne. www.louvre.fr

Thématiques

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°729 du 1 décembre 2019, avec le titre suivant : Être ou ne pas être artiste

Tous les articles dans Création

Le Journal des Arts.fr

Inscription newsletter

Recevez quotidiennement l'essentiel de l'actualité de l'art et de son marché.

En kiosque