Art contemporain - Collectionneurs

ENTRETIEN

Nathalie Heinich : « une atmosphère de censure et d’auto-censure »

Par Jean-Christophe Castelain · Le Journal des Arts

Le 16 octobre 2023 - 1043 mots

La sociologue commente les pratiques actuelles de l’art contemporain mettant en évidence ses paradoxes et ses dérives.

Nathalie Heinich. © DR
Nathalie Heinich.
© D.R.
Certains parlent d’une uniformisation des œuvres dans les foires, l’avez-vous constaté ?

Lorsqu’une pratique est investie par un grand nombre d’acteurs, comme c’est le cas avec l’art contemporain, cela produit forcément une tendance à l’uniformisation, car les possibilités objectives de renouvellement et d’innovation ne sont pas infinies – surtout lorsqu’on assiste, comme c’est le cas actuellement, à un mouvement de concentration des foires et des galeries. Ou, plus exactement, il se produit un double processus contradictoire, sur lequel j’attirais l’attention à la fin du Paradigme de l’art contemporain. Structures d’une révolution artistique (Gallimard, 2014). D’une part, une multiplicité d’artistes tentent d’exister en proposant de mini-innovations, mais perceptibles seulement par les spécialistes, qui peuvent comparer leurs productions avec celles de leurs prédécesseurs immédiats ; et, d’autre part, le caractère très fermé sur lui-même, très autoréférentiel de ce monde de l’art contemporain produit, pour un œil extérieur, une impression frappante d’uniformité, de répétition, de « Mais on a déjà vu ça ». D’où la difficulté à répondre unilatéralement à la question de savoir si les choses évoluent : pour les « insiders », les initiés, elles ne cessent de se renouveler, tandis que pour les « outsiders », les non-spécialistes, elles ne cessent de se répéter.

N’êtes-vous pas frappée par le taux important d’éclipse de « jeunes artistes prometteurs » lancés en foires et galeries dont on n’entend plus parler quelques années après ?

Oui, c’est un phénomène tout à fait frappant et qui s’explique aisément si l’on prend en compte le rôle stratégique des intermédiaires de l’art, en sortant de l’illusion d’un face-à-face entre les artistes et leurs œuvres, d’un côté, et les spectateurs et collectionneurs, de l’autre. En effet, les conservateurs de musée et les commissaires d’expositions, les galeristes, les critiques d’art, ne sont pas des médiateurs passifs entre la production et la réception des œuvres : ils ont eux aussi leurs intérêts professionnels, et notamment, comme les artistes, celui d’être reconnus par leurs pairs comme originaux, capables de repérer les artistes novateurs, ceux qui feront parler d’eux. Le « paradigme de l’art contemporain », comme je l’ai nommé, fonctionne en régime de singularité, non seulement pour les artistes, mais pour tous les maillons de la chaîne de reconnaissance. Or, pour être celui qui a été le premier à « sortir » un artiste, quoi de mieux que d’aller voir du côté des plus jeunes, ceux qui n’ont pas encore été repérés ? Mais, dès lors qu’ils l’ont été, ces « jeunes artistes prometteurs » n’intéressent plus leurs promoteurs, qui doivent continuer à se distinguer de leurs pairs en découvrant de nouveaux espoirs. Il y a donc un grand risque pour un artiste de ne plus retenir l’attention des commissaires, galeristes et critiques à partir du moment où on a déjà eu son heure de gloire. D’où la péremption accélérée des jeunes carrières, avec de nombreux artistes laissés sur le carreau après avoir été portés aux nues. Le monde de l’art contemporain peut être impitoyable…

Vous venez de publier Le Wokisme serait-il un totalitarisme ? (Albin Michel, 2023). Jusqu’à quel point l’art contemporain a-t-il intégré le wokisme ?

Les impératifs d’inclusivité et de diversité, caractéristiques du mouvement « woke », se voient à l’œil nu dans la multiplication des expositions consacrées à des femmes et à des personnes de couleur, et si possible à des femmes de couleur. Le monde culturel n’échappe pas à cette vision communautariste, typiquement nord-américaine, qui prétend réduire les individus à une prétendue communauté d’appartenance, au détriment de leurs qualités personnelles et de leur mérite propre. Cette obligation de donner de la visibilité à certains en raison non de leur talent mais de caractéristiques natives dont ils ne sont pas responsables (le sexe, la couleur de peau, l’orientation sexuelle…) s’accompagne d’interdits portant sur certains mots (« nègre ») et certaines représentations, au nom de la lutte contre l’appropriation culturelle, qui prétend interdire d’utiliser des ressources provenant de cultures autres – ce qui constitue une incompréhension crasse du processus même de création, fait de métissages, d’inspirations, d’emprunts. Ce mélange d’obligations et d’interdits engendre une atmosphère de censure et d’autocensure qui ne peut que rappeler les temps pas bien joyeux du stalinisme. Et la peur de passer pour « réac » empêche de relever la tête et de protester contre ce nouvel obscurantisme, imposé au nom de valeurs pourtant progressistes telles que la lutte contre les discriminations. L’université est envahie par ce nouvel esprit du temps, ainsi que les médias, le monde politique, le monde des entreprises… Et le monde de l’art n’y échappe pas non plus, hélas.

Comment expliquer le paradoxe apparent entre un art contemporain dont certaines œuvres se veulent transgressives et anticapitalistes, et leur récupération par le marché et/ou l’industrie du luxe ?

Dès lors que les œuvres sont destinées à répondre à une demande – que ce soit la demande des acheteurs, sur le marché privé, ou des spécialistes, dans la sphère institutionnelle –, elles peuvent difficilement échapper à leur récupération, aussi transgressives soient-elles et, paradoxalement, d’autant mieux si elles sont transgressives. C’est ce que j’avais nommé dans Le Triple Jeu de l’art contemporain (Édition de minuit, 1998) le « paradoxe permissif » : si l’art contemporain est défini par sa capacité à déborder les frontières (quelles qu’elles soient), sa reconnaissance par les spécialistes ne peut qu’aboutir à l’élargissement des frontières admises entre art et non-art, donc à l’intégration de la transgression, et donc à l’obligation faite implicitement aux artistes d’aller toujours plus loin dans la transgression s’ils veulent rester dans le jeu – triple jeu entre transgression par les œuvres, réaction des publics et intégration par les institutions et le marché. La logique de distinction fait le reste : lorsqu’on a beaucoup d’argent à dépenser et la volonté de se singulariser, on se tourne vers des produits hors du commun, que l’on contribue donc à valoriser sur le marché. Quelles que soient les motivations des artistes, aussi « antisystème » soient-elles.

Acheter de l’art contemporain est devenu un style de vie pour de nombreux riches collectionneurs. Combien de temps cela va-t-il durer ?

Le temps qu’ils trouvent de nouvelles catégories d’objets ou de pratiques susceptibles de définir un style de vie, doublement et contradictoirement caractérisé par la volonté de distinction et la volonté d’appartenance au groupe, c’est-à-dire le mécanisme même de la mode.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°618 du 6 octobre 2023, avec le titre suivant : Nathalie Heinich : « une atmosphère de censure et d’auto-censure »

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