Art contemporain

TERMINOLOGIE

Qu’est-ce que l’« art contemporain » ?

Par Anne-Cécile Sanchez · Le Journal des Arts

Le 18 octobre 2017 - 1626 mots

Le vocable « art contemporain » est-il un vieux label à réinventer ? Le marché est à l’origine de la distinction opérée entre « contemporains classiques » et valeurs montantes. Le foisonnement de la création ne facilite pas le travail du sémiologue.

Si l’on sait quand commence, en art, la période dite « contemporaine », on ignore quand elle va s’achever. Le vocable « art contemporain », en rupture avec l’art moderne, concerne officiellement l’ensemble des artistes nés après 1945. Ce critère vaut pour l’histoire de l’art et pour le marché. Avec ses limites, et ses incohérences : appliqué à la lettre par la base de données Artprice, il met en porte-à-faux avec son époque un artiste comme Pierre Soulages, né en 1919 et toujours actif. Cette dénomination affiche surtout une longévité de plusieurs décennies – ce qui fait de la contemporanéité une notion toute relative. Au tournant du XXIe siècle, aucune autre appellation n’a émergé ; on continue à désigner de la même façon des artistes qui se sont fait connaître dans les années1970 et ceux qui ont effectué leurs premiers pas hier matin. Est-il pertinent de distinguer a posteriori, comme le fait le marché, ceux parmi les contemporains devenus des « classiques » ? Le moment n’est-il pas venu d’inventer un label spécifique pour ceux qui, trente, quarante ou cinquante ans plus tard, leur ont succédé ? La question fait débat, autant du côté du marché que de celui des théoriciens.

Le mélange des époques s’est imposé sur le marché

« La notion d’“art contemporain” est une notion à bords flous, reconnaît Bernard Blistène, directeur du Musée national d’art moderne. Je me suis moi-même coltiné avec ce questionnement à l’occasion de nombreux accrochages au Centre Pompidou. Ce qui me motive, c’est de sortir des repères purement chronologiques à travers des œuvres qui me conduisent à les questionner. De ce point de vue, Rembrandt est contemporain. »

Du côté des maisons de ventes, chez Sotheby’s par exemple, quand il s’agit de monter une vente, « nous avons tendance à considérer plutôt les dates des œuvres », explique Stefano Moreni, responsable du département d’art contemporain de la succursale parisienne. Les appellations ? « Ce sont des habitudes, des conventions. Quand le matériel se raréfie, les distinctions sont moins importantes d’une période à l’autre. » La tendance est d’ailleurs au mélange des époques, selon ce spécialiste. « Aujourd’hui on achète de la même façon des œuvres actuelles et des tableaux du XIXe siècle ; la conception de la collection semble moins liée à la notion historique, plus ouverte à l’idée d’œuvres “tout court”, pourvu qu’elles puissent entrer en résonance. Il n’y a plus de segmentation aussi rigide que par le passé. »

Les galeries privilégient elles aussi le dialogue entre les générations : certaines choisissent ainsi d’intégrer à un catalogue de grands maîtres des plasticiens plus récents – comme la franco-britannique Waddington Custot (Londres), spécialiste de l’art américain d’après guerre et de l’art moderne, qui a fait une place dans son programme à des artistes des années 1990 tels Fiona Rae et Ian Davenport. D’autres au contraire, engagées dans la promotion des artistes contemporains, peuvent vouloir travailler parallèlement avec des successions, à l’instar de la galerie Perrotin, qui a obtenu cette année l’« estate » de Hans Hartung (1904-1989), chef de file de l’abstraction lyrique. Ce nivellement historique semble la tendance dominante aujourd’hui. Si Christie’s a imaginé il y a quelques années de distinguer les artistes contemporains « classiques » des valeurs montantes ou d’une actualité plus brûlante, non seulement ce principe de segmentation a été rapidement abandonné, mais c’est le phénomène contraire qui prévaut à présent. Tandis que ses « morning sales » de New York sont traditionnellement consacrées à l’art d’après guerre et ses « afternoon sales » à l’art contemporain, ces dernières sont régulièrement émaillées de signatures anciennes et établies (Frank Stella, Dan Flavin, Yayoi Kusama, Robert Mangold…), comme autant de balises de l’art. « Nous essayons de donner des repères, explique Étienne Sallon, spécialiste parisien de la maison de ventes. C’est toujours intéressant de placer des artistes très jeunes en perspective avec leurs aînés. »

La rupture des années 1990

Peut-on qualifier de « contemporains classiques » ces aînés nés après 1945 et qui ont une longue carrière derrière eux ? Le terme pourrait en effet « désigner les artistes toujours vivants dont les œuvres, entrées dans l’Histoire, exercent une influence, estime Fabrice Hergott, directeur du Musée d’art moderne de la Ville de Paris. Les “contemporains classiques” seraient dans ce cas les artistes déjà installés sur le marché, si on considère que ce dernier est l’antichambre de l’Histoire – ce qu’il est en partie. Les années 1980 pourraient alors constituer une limite, avec les premières œuvres de Jeff Koons… c’est là que s’opère la bascule. » Cette bascule marque-t-elle l’avènement d’un nouveau courant ? La sociologue spécialiste de l’art Nathalie Heinich préfère plutôt parler d’une « nouvelle génération » d’artistes contemporains. « À la fin des années 90 s’est développée une inflexion de l’art contemporain vers des formes spectaculaires et sensationnalistes », écrit-elle (1). Emblématiques de ce phénomène, les Young British Artists, parmi lesquels Damien Hirst, né en 1965, sont projetés sur le devant de la scène lors de l’exposition « Sensation » organisée à la Royal Academy of Arts de Londres par le publicitaire et collectionneur Charles Saatchi. Le scandale fait écho à leur esthétique volontiers kitsch et voyante qui tranche avec les valeurs jusque-là revendiquées par le milieu de l’art. « Flirtant en outre – contrairement à la première génération de l’art contemporain – avec la culture de la célébrité, de la mode et du luxe, cette esthétique a contribué à infléchir l’art contemporain en direction d’un monde des affaires», décrypte la sociologue.

Cette monétarisation ostentatoire des années 1990 offre une différence sensible avec « les artistes du siècle dernier » (selon la formule de l’artiste Christian Boltanski) dont la priorité n’était pas de vendre. Damien Hirst et Jeff Koons incarnent alors une forme de réussite qui les rapproche de leurs richissimes collectionneurs. Et laisse un peu perplexe, voire franchement hostile, une partie des acteurs du monde de l’art. Professeur émérite à la Sorbonne, ancien président du Musée d’Orsay, membre du Conseil des ventes volontaires et conseiller de la maison de ventes Artcurial, Serge Lemoine estime qu’une rupture a bien eu lieu à ce moment-là. « La situation économique a changé. […] Cette financiarisation de l’art s’est accompagnée d’une mondialisation du marché : l’acquéreur du [Jean-Michel] Basquiat le plus cher du monde est un Japonais ! », souligne-t-il, faisant allusion à la vente pour plus de 110 millions de dollars (101 M€), en mai 2017, d’un tableau du peintre new-yorkais par le collectionneur tokyoïte Yusaku Maezawa. « La spéculation et la perspective de la revente étant également des critères très importants, l’art est devenu un produit. »

Le rôle primordial du marché

Il reviendrait alors au marché à déterminer la valeur spéculative des artistes. C’est ce que certains cas, extrêmes, tendent à démontrer. Le peintre roumain Adrian Ghenie (1977), dont la cote a explosé en l’espace de cinq ans, s’est fait connaître par ses records en salles de ventes. Tout comme la Nigériane Njideka Akunyili Crosby (1983), devenue en quelques mois la coqueluche des collectionneurs. « Les critiques d’art ne jouent plus aucun rôle, les musées, qui n’ont pas les moyens d’acheter, ne sont plus concernés, relève Serge Lemoine. En dehors de quelques galeries très flamboyantes, le marché passe par les ventes publiques, les foires d’art – Art Basel étant la plus renommée – et par ceux qu’on appelle les “art advisors” [conseillers en art]. »« Il revient d’une certaine façon au marché de légitimer cette idée (de « contemporain ») qu’il a mis en exergue », confirme Bernard Blistène.

Si le marché est devenu tout-puissant, les institutions jouent cependant un rôle important auprès des artistes en début de carrière. « L’accès à un musée pour un artiste, dans les années 1990, était beaucoup plus lent, et c’était une consécration, rappelle Stefano Moreni (Sotheby’s). Aujourd’hui, certains musées ou centres d’art fonctionnent comme des plateformes pour des artistes émergents. De son côté, le marché n’arrive pas à digérer cette masse d’artistes, l’offre est devenue trop importante. » Ce sont donc surtout les valeurs sûres, autrement dit les « contemporains classiques », qui tiennent le haut de l’affiche des salles de ventes. Aux côtés d’artistes inconnus qui viennent ponctuellement affoler les enchères et répondre à une demande insatiable.

Alors, l’« art contemporain », notion extensible, a-t-elle vocation à perdurer ? « Je préfère le terme “art d’aujourd’hui” à celui d’“art contemporain”, qui a été galvaudé et désigne presque un style », glisse Fabrice Hergott. « Si être contemporain est un mot d’ordre, je le réfute », renchérit Bernard Blistène. « Faut-il inventer une nouvelle terminologie à chaque génération comme on parle des ”promos” de l’ENA ? s’interroge pour sa part Emmanuel Perrotin. Je ne suis pas sûr que les artistes, eux, veuillent être séparés de leurs aînés… » Un distinguo pourrait cependant être fait d’après le galeriste avec l’avènement de « l’ère post-Internet » : les réseaux sociaux auraient eu un fort impact sur les artistes, qu’ils y puisent leur inspiration ou qu’ils s’en servent pour exister avant même d’entrer dans une galerie. Mais quel que soit l’écosystème dans lequel évoluent les artistes dits « contemporains », de la deuxième, voire, troisième génération, il ne suffit pas à définir un nouveau courant.

Dans la bulle artistico-financière apparue dans les années 1990, Nathalie Heinich voit surtout « une forme particulièrement voyante de radicalisation transgressive ». Or cette transgression se situe toujours à l’intérieur du « paradigme de l’art contemporain » caractérisé par « une mise à l’épreuve de la notion même d’œuvre d’art… ». Si, pour l’instant, ce paradigme semble indépassable, cela n’empêche pas d’opérer une distinction entre les « contemporains classiques » et ceux appelés, ou non, à le devenir un jour. En attendant la vraie révolution qui verrait l’art changer de paradigme. Et l’étiquette d’« art contemporain » céder la place à une appellation à ce jour inconnue.

(1) Nathalie Heinich, Le Paradigme de l’art contemporain. Structures d’une révolution artistique, 2014, éd. Gallimard, coll. « Bibliothèque des sciences humaines ».

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°487 du 20 octobre 2017, avec le titre suivant : Qu’est-ce que l’« art contemporain » ?

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