On les croyait disparus à jamais des radars mais les maîtres anciens retrouvent enfin la faveur des institutions et du public après avoir été éclipsés par l’engouement pour le moderne et le contemporain. Un juste retour des choses.
Botticelli, Van Eyck mais aussi Rigaud et Ranc : l’année 2020 est clairement placée sous le signe de l’art ancien. Qui aurait prédit, il y a dix ans, quand les édiles et les directeurs d’institutions ne juraient que par l’art moderne et contemporain, que la peinture ancienne ferait un tel come-back ? Avant d’être étiquetée « ringarde », elle a pourtant longtemps constitué le sujet de prédilection des expositions. « Dans les années 1960, au moment de la mise en place du ministère des Affaires culturelles, la norme, c’était les expositions d’art ancien. Malraux a justement fait aménager les galeries nationales du Grand Palais pour y organiser ce type d’événement, et cela a donné lieu au fil des ans à une succession d’expositions sur les grandes figures de l’histoire de l’art, comme Poussin ou les frères Le Nain pour ne citer que quelques exemples qui ont fait date », remarque Jérôme Glicenstein, professeur des universités spécialiste de l’histoire des expositions. « Progressivement, les grandes expositions parisiennes se sont ouvertes à d’autres périodes et les organisateurs ont multiplié les manifestations consacrées au XIXe siècle et à la modernité qui rencontraient beaucoup de succès. » Au tournant des années 2000, l’appétence publique comme politique pour l’art du XXe siècle a en effet explosé et les cartes blanches et expositions d’artistes contemporains se sont propagées à vitesse grand V. Des projets hélas souvent artificiels, car sans cohérence avec la nature des collections, et dont l’inflation a été particulièrement flagrante en province, à l’instigation d’élus voyant dans cette mode une opportunité de forger une image branchée de leur territoire.
« Parallèlement, les expositions d’art ancien se sont recentrées sur les vedettes », observe le spécialiste. « Les coûts de ces manifestations ayant flambé, mieux vaut miser sur un artiste susceptible d’attirer une large audience pour amortir les frais. Il y a encore trente ans, on pouvait organiser des expositions blockbusters sur des peintres majeurs mais confidentiels pour le grand public, comme Corrège ou le Lorrain ; aujourd’hui, cela ne serait sans doute plus possible. » Car si le public actuel ne connaît plus les grands jalons de l’histoire de l’art, il voue un véritable culte aux stars de l’art ancien. Et se déplace donc massivement pour ces événements, comme l’a récemment rappelé l’exposition Caravage qui a drainé 250 000 personnes au Musée Jacquemart-André, sans même parler du million de Léonard au Louvre (1 071 840 visiteurs). Ces blockbusters, dont les budgets se chiffrent en millions d’euros, sont évidemment réservés aux plus grosses institutions. Ce sont donc les outsiders qui ont pris le relais pour organiser des expositions essentielles mais moins « populaires ». Une stratégie qui s’avère payante pour de nombreux établissements en région, mais aussi pour le Petit Palais à Paris, qui, en jouant la carte de l’originalité et de la découverte, ont fidélisé un public. Ces projets qui mettent en lumière des artistes moins, voire pas connus rassemblent souvent des œuvres plus faciles à obtenir dans le circuit des prêts. Un pragmatisme qui permet de belles découvertes comme l’a encore montré cet hiver l’exposition Luca Giordano au Petit Palais. Après une décennie difficile, l’art ancien sort donc doucement du purgatoire, également à la faveur de la vague de réouvertures de lieux traditionnellement actifs dans ce domaine. Comme le Musée d’arts de Nantes, qui, en deux ans, a organisé deux expositions importantes dans ce registre, dont la première rétrospective de Nicolas Régnier, mais aussi le Musée d’art et d’archéologie de Besançon qui vient de célébrer Boucher et prépare une exposition sur la cité bisontine au siècle des Lumières. Sans oublier le Musée de Picardie, dont la riche collection est réaccrochée après plus de dix ans de fermeture des salles de peinture ancienne, et qui présentera en fin d’année une exposition très attendue sur les puys d’Amiens.
Seul bémol, quelques musées de premier ordre comme celui d’Aix-en-Provence ont presque déserté ce secteur. En revanche, d’autres lieux se positionnent fortement sur ce créneau et réintègrent massivement la peinture ancienne dans leur programmation ainsi que dans leur accrochage, à l’instar du Musée Fabre à Montpellier ou des Musées des beaux-arts d’Orléans et de Rennes dont les accrochages ont été considérablement densifiés et enrichis en tableaux anciens. Idem pour le Musée de Flandre qui a fait de cette politique sa signature.
« Dès le début du projet, notre marque de fabrique était de défendre l’art ancien en faisant ressortir des artistes aujourd’hui peu connus, voire oubliés », rappelle Sandrine Vézilier, directrice du Musée de Flandre. « C’était un positionnement assez engagé et cela a été fructueux puisque le retour que nous avons neuf ans plus tard est que l’identité du musée est réellement bien cernée et que nous avons fidélisé un public. » Le musée, situé dans un village de 2 400 habitants, a ainsi réussi à drainer 28 000 visiteurs pour Gaspar de Crayer, artiste flamand du XVIIe siècle talentueux mais inconnu du public. « Je pense que les musées essaient de sortir du lot en proposant des expositions d’art ancien et qu’il y a un intérêt du public à découvrir de nouveaux noms, de nouveaux courants. Il y a une attente d’être surpris. » Une attente de diversité aussi sans doute alors que les programmations se sont un temps uniformisées, tout le monde voulant son exposition impressionniste ou Picasso.
Ces expositions sur des sujets neufs ont aussi une autre vertu, elles sont souvent précurseuses en menant des recherches sur des sujets presque inédits. De fait, sur l’art ancien, en dehors des vedettes, la recherche se fait aujourd’hui essentiellement au sein des musées. Il y a encore vingt ans, les étudiants se spécialisant sur les périodes les plus récentes étaient minoritaires, alors qu’aujourd’hui la situation s’est inversée. « À l’université, l’art ancien est vraiment en déshérence », constate Juliette Trey, directrice adjointe du département des études et de la recherche à l’Institut national d’histoire de l’art. « Nous faisons beaucoup d’appels à candidatures et nous recevons essentiellement des dossiers portant sur l’art moderne et contemporain. Parmi nos chercheurs, nous avons très peu de spécialistes de la période XVe-XVIIIe siècle. Il y a un déficit d’image sur cette époque que je ne m’explique pas, car même si en termes d’image, on peut penser que l’art contemporain a un côté plus glamour, finalement l’art ancien est plus familier pour le grand public. »
Contrairement à ce que l’on entend fréquemment, l’art ancien n’est en effet pas plus élitiste que l’art contemporain, qui est la plupart du temps plus intellectuel et crypté pour le grand public. « Souvent, le grand public ne connaît pas le nom des artistes, en dehors de quelques icônes, mais il connaît des images qui lui parlent », explique Guillaume Kazerouni, responsable des collections anciennes du Musée des beaux-arts de Rennes. « Je pense qu’il y a actuellement un vrai engouement de la part du public pour l’art ancien. Sans doute parce que l’art contemporain s’est complètement banalisé ces dernières années, mais aussi parce qu’il a un regain d’intérêt pour ce qui touche à l’histoire ; phénomène qui est peut-être aussi lié aux incertitudes du temps. Je crois que le public ne cherche pas une esthétique dans l’art ancien mais il cherche à comprendre le passé et l’histoire et à trouver des repères dans les œuvres. »
Une appropriation encore facilitée par les musées qui ont radicalement changé leur manière de présenter l’art ancien. Les accrochages très épurés destinés aux amateurs, qui étaient encore la règle il y a peu, cèdent de plus en plus la place à des présentations volontairement spectaculaires et très contextualisées constituant de véritables expériences. En l’espace de quelques années, le Petit Palais à Paris a, par exemple, bouleversé les codes de l’exposition d’art ancien, en misant sur l’immersion et la séduction mais sans rien sacrifier sur le plan scientifique. Ces manifestations spectaculaires, qui aident à faire tomber les barrières psychologiques envers l’art ancien, font des émules et l’on retrouve les mêmes dispositifs, mais à moindre échelle, dans nombre d’établissements. « On ne fait clairement plus d’exposition d’art ancien comme il y a trente ans ; les équipes scientifiques font beaucoup plus attention à la médiation et à la scénographie. Il faut faire les choses de manière un peu décomplexée, dans la joie, pour que le public se sente bien », remarque Guillaume Kazerouni, dont le musée a presque doublé sa fréquentation en quelques années grâce à une programmation qualitative mais accessible. Même constat à Cassel : « Je pense que les expositions d’art ancien nécessitent un travail de scénographie et de signalétique beaucoup plus exigeant pour créer une immersion dans une époque et donner des codes et des repères », relève sa directrice Sandrine Vézilier. « C’est fondamental pour des expositions qui pourraient être perçues à tort comme très intellectuelles et donc rebutantes pour ceux qui pensent ne pas avoir les clés de lecture pour pouvoir y pénétrer. L’art ancien ne demande pas de prérequis, seulement de la curiosité, et c’est au musée de fournir les connaissances et de les rendre accessibles au plus grand nombre. » Or le public qui n’ose pas pousser la porte des musées est encore nombreux.
Pour l’attirer, les conservateurs tentent de plus en plus une communication décalée, inattendue, exploitant notamment la dimension ludique et branchée des réseaux sociaux. Pour l’exposition Gaspar de Crayer, le Musée de Flandre avait par exemple lancé « Ramène ta fraise ! », un jeu invitant le public à fabriquer une fraise et à venir se photographier dans l’exposition en portant cet accessoire emblématique du Grand Siècle. Sur les réseaux sociaux, les initiatives se multiplient ainsi pour véhiculer une image informelle de l’art ancien. « Il faut être malin et trouver des moyens sympathiques de faire connaître les œuvres auprès d’une large audience, pour que le plus grand nombre se les réapproprie de manière décontractée », avance Guillaume Kazerouni. Dans cette optique, le responsable des collections anciennes a notamment conçu « Et si on parlait d’art ? », un parcours atypique dans les salles du musée où une trentaine d’œuvres ont été choisies par des commerçants du centre-ville. Ces derniers ont rédigé un cartel au ton décalé expliquant leur coup de cœur. En contrepartie, ces « commissaires » exposent d’avril à fin juin une reproduction de ladite œuvre dans leur vitrine et proposent des clins d’œil, tel ce restaurateur donnant son exégèse toute personnelle de Persée et Andromède de Véronèse, à travers un menu terre et mer ! Une initiative toute simple mais louable, car elle aide à réintroduire l’art ancien dans le paysage urbain et à l’inscrire tout naturellement dans le quotidien du public, y compris celui qui ne va pas au musée.
Après le jubilé de Léonard de Vinci, 2020 s’annonce à nouveau comme un très bon cru pour les grandes expositions de stars de la Renaissance. Partout en Europe, cette période occupe le haut de l’affiche. Gand présente ainsi la plus importante exposition jamais organisée sur les mythiques Van Eyck (jusqu’au 30 avril 2020). Le cinq-centenaire de la disparition de Raphaël est quant à lui commémoré par une rétrospective-fleuve, présentée d’abord aux Écuries du Quirial à Rome (du 5 mars au 2 juin 2020) puis à la National Gallery de Londres (du 3 octobre 2020 au 24 janvier 2021). La capitale britannique est d’ailleurs particulièrement active sur cette époque, car elle organise également ce printemps une exposition dossier sur Le Titien (du 16 mars au 14 juin) et, surtout, une rétrospective très attendue d’Artemisia Gentileschi (du 4 avril au 26 juillet). La France n’est pas en reste dans ce concert de maestros, puisque le Louvre ouvre ce mois-ci, le 23 avril, une importante monographie d’Albrecht Altdorfer, un grand « maître de la Renaissance allemande » moins connu, toutefois, que Dürer célébré récemment par l’Albertina à Vienne. Botticelli sera, lui, à l’honneur à Paris à l’automne 2020. Le Musée Jacquemart-André accueille en effet une exposition événement dédiée au Florentin et au travail au sein de son atelier.
Des redécouvertes en série
En marge des blockbusters, de nombreuses expositions proposent cette année encore de redécouvrir des artistes majeurs mais plus confidentiels. Jusqu’au 26 avril, le Musée Fabre de Montpellier met ainsi en lumière la destinée hors norme du grand portraitiste Jean Ranc (« Un Montpelliérain à la cour des rois »), tandis que cet été, le château de Chantilly célèbre Carmontelle (du 18 juillet au 18 octobre 2020). Le Musée de Perpignan nous replonge, quant à lui, dans l’ambiance de la cour de Louis XIV à travers la confrontation de trois géants : Rigaud, Troy et Largillière (du 20 juin au 18 octobre). Rigaud aura ensuite les honneurs de sa toute première rétrospective, au château de Versailles évidemment (du 17 novembre 2020 au 14 mars 2021). Le Grand Siècle sera par ailleurs sous le feu des projecteurs, à l’automne, au Musée Sandelin de Saint-Omer pour la première grande exposition dédiée au peintre Arnould de Vuez. Cet automne encore, le Musée de Flandre explorera la destinée d’une dynastie d’artistes ; les Francken (du 24 octobre 2020 au 14 février 2021). Tandis qu’à Paris, le Musée du Luxembourg présentera une exposition qui s’annonce riche en découvertes sur les femmes artistes au siècle des Lumières (« Peintres femmes, 1780-1830 » du 6 octobre 2020 au 31 janvier 2021).
Les bonnes fréquentations des maîtres anciens
Avant même son inauguration, on prédisait déjà un succès historique pour l’exposition Léonard de Vinci qui a dépassé toutes les attentes en accueillant près d’1,1 million de visiteurs, soit la fréquentation la plus importante jamais enregistrée au Louvre. Si les autres expositions d’art ancien n’ont pas rencontré le même engouement phénoménal, plusieurs manifestations ont enregistré de très bons scores en 2019. À l’instar du Greco qui a attiré près de 300 000 visiteurs au Grand Palais, tandis que 117 000 personnes se sont laissé séduire par la collection Alana au Musée Jacquemart-André – deux chiffres à relativiser, ces deux établissements étant situés dans des quartiers très fortement pénalisés par les manifestations et les mouvements de grève récents. En région, le Musée de Cassel a lui aussi réalisé un très beau score. Son exposition sur les fêtes et kermesses à l’époque de Brueghel ayant comptabilisé 53 000 visiteurs. Un immense succès pour un village de 2 400 habitants !
Isabelle Manca
L’accès à la totalité de l’article est réservé à nos abonné(e)s
Le retour de la peinture ancienne
Déjà abonné(e) ?
Se connecterPas encore abonné(e) ?
Avec notre offre sans engagement,
• Accédez à tous les contenus du site
• Soutenez une rédaction indépendante
• Recevez la newsletter quotidienne
Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°733 du 1 avril 2020, avec le titre suivant : Le retour de la peinture ancienne