Alors que depuis une trentaine d’années, la peinture ancienne était sous-cotée, l’année 2019 a enregistré plusieurs records et marque un tournant qui laisse entrevoir un regain d’intérêt pour ces œuvres. Explication du phénomène.
Longtemps, la peinture ancienne a occupé la plus haute marche du podium. Mais, petit à petit, l’art moderne et contemporain a gagné du terrain, la laissant loin derrière. Pourtant, depuis la vente record du Salvator Mundi de Léonard de Vinci en 2017 chez Christie’s New York (450,3 M$), « un nouveau regard est posé sur la peinture ancienne et l’épithète “ancienne” n’est plus primordial. C’est d’abord de la peinture avant d’être de la peinture ancienne et la notion de “passé” est éclipsée par la pertinence de l’œuvre », souligne Guillaume Kientz, conservateur au Kimbell Art Museum à Fort Worth (Texas). Cette année, notamment en France, des enchères records se sont succédé : Le Christ moqué, du peintre italien Cimabue (vers 1240-1302), retrouvé dans une maison près de Compiègne et vendu 24,2 millions d’euros à Senlis en octobre par le groupe Acteon ; une Lucrèce d’Artemisia Gentileschi, peinte dans les années 1630, adjugée 4,8 millions d’euros chez Artcurial en novembre… Sans parler du Caravage de Toulouse retrouvé dans un grenier, qui a finalement fait l’objet d’une transaction privée en juin dernier et dont l’estimation était stratosphérique (100 à 150 millions d’euros).
De multiples facteurs s’additionnent et s’épaulent les uns les autres pour expliquer ce regain d’intérêt pour la peinture ancienne. D’abord, un cercle vertueux s’est formé, les bons prix faisant sortir les tableaux. « D’ordinaire, nous réalisions 5 000 à 6 000 expertises par an. Mais depuis le Caravage, cela a doublé », confie l’expert Éric Turquin, qui a attribué le tableau au maître italien. « On a le sentiment qu’une belle découverte en a entraîné une autre, comme un jeu de dominos. Une chose est sûre, les collectionneurs sont avides de tableaux frais sur le marché, comme ceux sortis en 2019, dont on avait perdu la trace. Redonner ses lettres de noblesse à la peinture ancienne a été possible grâce à ces belles découvertes », estime Astrid Centner, directrice du département tableaux anciens chez Christie’s Paris.
Un autre phénomène concerne les expositions. « L’histoire de l’art s’intéresse à nouveau aux grands noms, après une génération pionnière qui s’est préoccupée des suiveurs ou de l’entourage de ces grands noms. Il y a donc un parallèle entre un intérêt nouveau pour eux et une augmentation de leurs prix », explique Guillaume Kientz. Ceci rejoint une tendance globale : « Le marché moyen s’effondre et les grands noms (Cimabue, Caravage, Léonard…) explosent et enregistrent des prix beaucoup plus élevés qu’il y a dix ou vingt ans », note le conservateur.
L’aspect sociologique du phénomène est tout aussi percutant : « Une sorte de vague nostalgique. Les gens témoignent d’un attachement de plus en plus fort à ce qui appartient au passé », observe Rémy Oudghiri, sociologue. Il explique : « À la fin des années 1990 et au début des années 2000, un horizon d’avenir assez clair se dessinait. Mais dès 2008-2009, nous sommes entrés dans une période de doute assez général. La crise écologique ne fait maintenant plus aucun doute, le modèle économique a du mal à contenter tout le monde, la démocratisation est au point mort… Ajoutons à cela la technologie, l’intelligence artificielle… Tout ceci rend l’avenir incertain. Pour moi, c’est un ressort fondamental pour expliquer le regain d’intérêt pour le passé. » Selon le sociologue, un nouveau cycle s’est ouvert : plus nous avons le sentiment d’être dans un monde dont les fondations sont en train de s’effondrer, plus nous allons nous rattacher à ce qui a traversé l’épreuve du temps et chercher dans le passé le moyen de se rassurer.
Et en ces temps de grande incertitude financière, les tableaux anciens apparaissent donc comme un îlot de relative stabilité, une sorte de valeur refuge. En effet, la discipline n’a jamais subi de bouleversement au niveau de ses prix, prenant 100 % de valeur en cinq ans. Ce n’est pas une valeur fluctuante. « Ce n’est pas un marché spéculatif mais un marché de bon père de famille. Aujourd’hui, acheter un tableau ancien – un bon tableau, en bon état –, c’est comme acheter de la pierre », considère Matthieu Fournier, responsable des maîtres anciens et du XIXe chez Artcurial. Par ailleurs, un tassement générationnel s’est opéré, la nouvelle génération n’opposant plus art contemporain et art ancien : « C’est un peu comme la fin d’une prétendue querelle entre les anciens et les modernes et ce qui prime, c’est la qualité et l’exceptionnalité », estime Guillaume Kientz.
De nouveaux collectionneurs s’intéressent à la discipline, notamment ceux d’art contemporain. « Les prix en art contemporain se sont tellement envolés que les collectionneurs n’arrivent plus à suivre », souligne Éric Turquin. « Des déçus de l’art contemporain sont arrivés chez nous, renchérit Matthieu Fournier : ils ont bu la tasse, car dans ce domaine, il faut acheter cent tableaux pour faire une énorme culbute sur un seul pendant que les 99 autres ne valent plus rien. Alors ils se rassurent avec des valeurs sûres. »La discipline est également nourrie par la montée en puissance des marchés émergents. « Il y a dix ou quinze ans, c’était un marché très occidental, alors qu’aujourd’hui des collectionneurs asiatiques ou issus des Émirats arabes – qui ne regardaient que leur propre peinture – commencent à s’intéresser à la peinture européenne, et ce, grâce aux expositions et aux musées qui font un travail considérable », remarque Astrid Centner. Sans compter que plusieurs dizaines de musées se créent chaque année dans le monde. Inévitablement, ces nouveaux acteurs cherchent à un moment ou à un autre à accroître leur collection. « C’est un paramètre important qui apporte chaque année de nouveaux enchérisseurs et qui booste notre spécialité. Par un effet de levier, les prix montent car ces acheteurs s’intéressent à la crème de la crème », analyse l’expert Stéphane Pinta.
Se combinant à ces divers éléments, la raréfaction des pièces joue un rôle clé : il y a de moins en moins d’offre puisqu’une fois sur deux, l’œuvre est acquise par une institution et ne reviendra donc plus sur le marché. Aussi, « les chefs-d’œuvre sont attendus et les acquéreurs potentiels sont aux aguets. Dès qu’une pièce importante se présente – ce qui survient de plus en plus rarement –, les batailles sont de plus en plus intenses », considère Matthieu Fournier. Et ce phénomène de rareté privilégie l’excellence.
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La peinture ancienne, nouvelle star du marché de l’art !
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°733 du 1 avril 2020, avec le titre suivant : La peinture ancienne, nouvelle star du marché de l’art !