PARIS
La monographie du Petit Palais permet de redécouvrir et reconsidérer le maître du baroque napolitain, un artiste doué et très célèbre de son vivant, que la postérité a injustement déprécié.
Paris. Pour Stefano Causa, commissaire de l’exposition du Petit Palais, cela ne fait pas de doute : Luca Giordano (1634-1705) est « le plus grand peintre baroque de la culture italienne », et certainement la figure centrale de l’art du XVIIe siècle. Pourtant, ses tableaux sont désormais très présents dans les galeries des musées européens (et particulièrement français), sans pour autant provoquer la fascination qu’exerce un Caravage. L’histoire de l’art, cruelle, préfère les vies sinueuses aux carrières exemplaires, comme celle de Giordano, peintre virtuose, célèbre et richissime. Sa carrière lisse ferait bâiller n’importe quel scénariste de Hollywood, en revanche, son œuvre tient plus du cinéma populaire que du film d’auteur.
C’est le spectaculaire qui définit le mieux le travail de ce peintre napolitain. À commencer par l’étendue de son corpus : 5 000 œuvres comptabilisées. Un chiffre qui incite à la comparaison avec d’autres artistes prolixes : « Il ressemble beaucoup à Picasso… d’ailleurs, c’est un cannibale, comme lui ! », argumente Stefano Causa. Les deux maîtres restituent une histoire de l’art digérée par le pinceau : les années d’apprentissage de Giordano sont consacrées à la copie minutieuse de gravures flamandes, puis aux pastiches des classiques vénitiens et florentins, troublants de fidélité. Une Madone présentée dans la première salle du parcours parisien a d’ailleurs longtemps été attribuée à Raphaël, avant que l’on y reconnaisse l’une des gammes du jeune Giordano.
Il est admis qu’il est passé par l’atelier de José de Ribera, le grand peintre napolitain de ce début de Seicento, maître des ambiances sombres et du réalisme trivial. Giordano assimile ce caravagisme baroque, qu’il restitue tel quel : là aussi, un Bon samaritain longtemps attribué à Ribera s’avère une toile de l’élève. Le contact d’un père lui-même peintre, puis celui de ce milieu post-Caravage lui font acquérir les bases d’un répertoire d’images mentales que Giordano enrichit considérablement avec ses voyages. Car la mémoire visuelle de Giordano, louée par ses contemporains, est l’un de ses meilleurs atouts : à Rome, Florence et Venise, il enregistre deux siècles de peinture.
À cette mémoire, Giordano associe une virtuosité technique, qui lui permet non seulement d’imiter tous les styles, mais surtout de travailler très rapidement. Luca fa’ presto (Luca fait vite), tel sera le surnom de ce peintre, dont l’œuvre prend son envol dans les grands formats. Mémoire visuelle, célérité et technicité lui permettent de recouvrir retables et fresques en un temps record. Et c’est dans ce registre que Luca Giordano signe ses meilleurs travaux. Au Petit Palais, on peut découvrir les fresques qu’il a réalisées à Madrid, notamment au palais de l’Escurial, grâce à un dispositif de projection 3D.
La seconde salle de l’exposition permet de rentrer immédiatement dans cet univers spectaculaire : quatre grands retables y sont présentés, sur lesquels on découvre une peinture baroque qui a horreur du vide. Le virtuose y combine sa diligenza (vitesse) à une sprezzatura (nonchalance), qui laisse au spectateur une impression de facilité, comme si la peinture se déployait là naturellement, sans efforts. Contrairement à ses figures tutélaires vénitiennes, il ne laisse pas voir la trace du travail ; le pinceau est absent, mais la peinture est partout, omniprésente, parfois jusqu’au trop-plein, comme dans l’Extase de saint Nicolas Talentino. Devant un Saint Michel chassant les anges déchus, on comprend que le talent de Giordano est de dompter ce flot ininterrompu de peinture en des compositions très dynamiques et novatrices, où les sensations de chute et de pesanteur enveloppent le spectateur.
Ce registre de la sensation, il le doit aussi au contexte d’une Naples du XVIIe siècle, plongée dans une religiosité quasi païenne, où la Contre-Réforme est adaptée aux cultes des nombreux saints locaux, et décimée par une épidémie de peste, en 1656, qui emporte les deux tiers de la population. Dans un Saint Janvier intercédant pour la cessation de la peste (voir ill.), il associe l’exaltation du saint à une représentation crue de la peste dans les rues de Naples. Le registre bas du tableau est ainsi consacré à une grisaille de corps sans vie, surplombé d’un monato, le préposé à la collecte des cadavres, au nez masqué. Giordano compose cette toile comme la confrontation d’une réalité triviale avec la représentation de l’intercession divine : la main droite du saint désigne, juste en dessous, le monato dans sa macabre et odorante besogne.
Trop spectaculaire, trop pleine, dense en sensations contrastées, et faisant parfois référence de manière trop directe à ses filiations, la peinture de Giordano, qui sera une source d’inspiration majeure pour les peintres français du XVIIIe, tombe ensuite en désuétude. Le goût moderne préfère les compositions simples et les sujets dérangeants : Caravage et le début du Seicento prennent le pas sur Giordano. Pour la postérité, son plus grand défaut sera aussi d’être un peintre fortuné à la carrière rectiligne, alors que le romantisme a imposé l’image de l’artiste maudit, un créateur sans le sou qui meurt, plutôt qu’il vit, de son art.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°534 du 29 novembre 2019, avec le titre suivant : Luca Giordano, cet illustre inconnu