ROME / ITALIE
À Rome, « Inferno » célèbre les sept cents ans de la mort du poète italien, puisant dans les représentations de l’enfer au cours de différentes périodes.
Rome. Après Léonard de Vinci en 2019 et Raphaël en 2020, l’Italie célèbre cette année une autre gloire nationale : Dante Alighieri (1265-1321). Le point d’orgue du cycle des festivités marquant le 700e anniversaire de la disparition du « Poète » ne se déroule pas dans sa Toscane natale. L’exposition « Inferno » s’est ouverte le 15 octobre dernier à Rome, au Musée des Écuries du Quirinal. Elle rend hommage à cette figure tutélaire de l’imaginaire collectif italien en nous faisant voyager dans un lieu qui a hanté les artistes du Moyen Âge à nos jours.
C’est un couple d’intellectuels franco-italien qui guide le visiteur dans ce périple : l’historien de l’art et académicien Jean Clair et l’historienne des sciences Laura Bossi, sa compagne. « Le thème s’est imposé comme une évidence, explique les deux commissaires. Pas seulement parce que l’“Enfer” est le premier mais surtout le plus connu des cantiques épiques de la “Divine Comédie”. Surtout parce que son extraordinaire iconographie a inspiré les artistes de toutes les époques avec un impact durable sur la culture visuelle européenne. Sans oublier sa criante actualité dans un monde marqué par la destruction de la nature, les crises sociales, sanitaires, économiques et culturelles. Elle nous oblige à réfléchir au destin de l’humanité et à sa fin. »
Jean Clair et Laura Bossi font ainsi office de Charon, le passeur du Styx, le fleuve des Enfers. Le visiteur remonte le cours de leur réflexion à travers les méandres de 235 œuvres provenant de 87 musées, institutions publiques et collections privées. Il commence ainsi par traverser un modèle en plâtre des années 1880 de la Porte de l’Enfer d’Auguste Rodin. Par ses dimensions monumentales de 6,35 x 4 mètres, elle a représenté « l’un des défis organisationnels et logistiques les plus ambitieux du musée », selon l’un des porte-parole du lieu.
L’exposition a par ailleurs dû relever un autre grand défi, celui d’être préparée en pleine pandémie. Si la coopération des musées allemands s’est avérée complexe, cela a été plus facile avec les Offices de Florence, la Bibliothèque nationale de France, la Royal Academy de Londres, le Museo Nacional de Escultura de Valladolid ou encore le Museu Nacional de Arte Antiga de Lisbonne. Le Vatican a prêté la Carte de l’Enfer dessinée par Sandro Botticelli qui a rejoint les miniatures médiévales, ainsi que les œuvres de Jan Brueghel, Beato Angelico, Paul Cézanne, Odilon Redon, Eugène Delacroix, Francisco de Goya ou encore Franz von Stuck ou Gerhard Richter.
Bien qu’une section soit consacrée à l’auteur de la Divine Comédie, les damnés sont les compagnons de route privilégiés du visiteur : ceux dont l’âme tombe entre les griffes du diable dans les miniatures médiévales et dont les corps subissent tous les outrages dans les toiles de Brueghel ou de Pieter Huys à la Renaissance. Mais l’enfer ne réside pas seulement dans des abysses où l’homme serait voué aux pires gémonies et aux plus terribles souffrances après le trépas. Il est avant tout sur terre : celui de la douleur qui règne à l’usine, celui du démon intérieur qui s’exprime à l’asile. Sans oublier l’enfer vécu derrière les fils de fer barbelés d’une tranchée ou d’un camp de concentration. Terreur, pitié, fascination morbide ou curiosité scientifique sont autant de sentiments qui ont animé les artistes que ceux qui agitent le visiteur dans cette exposition dantesque. Son épilogue ne mène pas le visiteur vers les tréfonds quels qu’ils soient, mais vers le Paradis ouvrant la réflexion sur des concepts qui rencontrent un écho inaudible dans nos sociétés sécularisées : le salut et la rédemption, le péché et le châtiment, la damnation et l’expiation. « Et dès lors, nous sortîmes revoir les étoiles. » Le parcours s’achève par ce vers de Dante, le dernier de l’Enfer.
C’est la première fois qu’une exposition est consacrée à un tel thème. Jean Clair l’avait proposée par le passé au Musée du Prado à Madrid et au Grand Palais à Paris qui l’avaient refusée. « Inferno » est également une nouvelle étape dans sa carrière de commissaire d’exposition faisant écho à « Vienne 1880-1938, l’apocalypse joyeuse » (1986), « L’âme au corps : arts et sciences, 1793-1993 » (1993), « Mélancolie, génie et folie en Occident » (2005) et « Crime et châtiment » (2010). Une nouvelle étape de son voyage dans les profondeurs de nos mentalités.
co-commissaire de l'exposition INFERNO
Cette exposition marque l’aboutissement d’années de réflexion sur le thème de l’enfer…
Oui, car pour moi qui suis passionné par l’histoire des mentalités, l’enfer est certainement le thème le plus complexe jamais inventé par l’Occident. Mon travail a été infernal, si j’ose m’exprimer ainsi, tant l’iconographie traitant ce sujet est vaste. Une richesse qui ne peut malheureusement pas trouver sa place dans des musées ou dans des expositions car les œuvres les plus belles sont souvent des fresques, des mosaïques ou des sculptures que nous retrouvons sur les sols, les murs ou les tympans des églises.
Et pourtant, aujourd’hui, plus personne ne parle de l’enfer…
À commencer par l’Église catholique elle-même qui reste silencieuse sur le sujet. Le pape évoque parfois le mal, mais jamais l’enfer dont la fantasmagorie semble enfantine et ridicule. L’enfer a pourtant obsédé les fidèles et la chrétienté pendant une dizaine de siècles. On le voit à travers les miniatures du XIe au XIVe siècle, l’« âge d’or » de l’enfer, mais aussi lors des grands débats théologiques de la Renaissance et de l’époque baroque. Si la peur de l’enfer recule à l’« âge des Lumières », il revient avec force au XIXe siècle tandis que le XXe, avec ses guerres et ses différentes barbaries, a été celui de l’enfer sur terre.
Vous avez écrit il y a tout juste dix ans L’hiver de la culture. Quel regard portez-vous aujourd’hui sur le monde de l’art ?
Mon constat est malheureusement identique. La disparition de la foi sous toutes ses formes, que ce soit en Dieu ou dans des idéologies politiques, a eu de graves conséquences sur l’art voué à la dérision, au sarcasme et à une vulgarité qui a atteint un niveau inédit. Une oligarchie financière mondialisée, comportant deux ou trois grandes galeries, deux ou trois maisons de ventes, et deux ou trois institutions publiques décide de la circulation et de la titrisation d’œuvres d’art qui restent limitées à la production, quasi industrielle, de quatre ou cinq artistes.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°578 du 26 novembre 2021, avec le titre suivant : L’enfer d’après Dante