Ancien directeur du Musée Picasso et commissaire d’expositions érudites, Jean Clair n’en est pas moins resté un farouche opposant à l’abstraction et au surréalisme. Il publie un ouvrage sur la fabrique du monstre.
Si tu es un être politiquement correct, en franchissant cette porte abandonne toute espérance. Parler de Jean Clair avec sympathie, c’est se faire l’avocat du diable. « Réac » est l’épithète la plus aimable administrée au prophète qui a vu la culture tomber en son hiver. Et peut-être lui-même serait-il prêt à admettre une part de conservatisme, au sens où il entend conserver un héritage de belles-lettres, qui s’échangent entre gens de goût et de bonne compagnie.
L’homme est un paradoxe, pourtant, capable de faire l’unanimité à la fois contre et autour de lui. Personne ne conteste le succès de ses expositions, qui forcent l’admiration de la critique. Lui au moins n’a pas la paresse des monographies ou des confrontations faciles, préférant cultiver des thématiques parcourant les civilisations autour d’un propos érudit. Il a un véritable art pour les associations baroques, qui suscitent l’étonnement et la pensée. Toujours parvient-il à surprendre en mettant en avant des œuvres ou des artistes méconnus. Par ces manifestations et ses écrits, il a traité des artistes qu’il aime : Balthus, qu’il a découvert en 1959 et dont il est devenu plus tard l’ami à Rome ; Giacometti, Sam Szafran ou Zoran Music – qu’il a bien connu à Venise et dont il parle comme d’un « second père ». Il a aussi été attiré par des périodes troubles et dangereuses, la Vienne de Klimt et Mahler et les premières aquarelles de Hitler ; des thèmes qui sentent le soufre comme la mélancolie.
Il y eut aussi, aux marches indécises entre histoire de l’art et des sciences, « L’âme au corps », montée – non sans difficulté – en compagnie de Jean-Pierre Changeux [lire p. 4].C’est à cette occasion qu’il a rencontré, au domicile de ce maître de la neurobiologie, Laura Bossi au grand charme, venue de l’univers des sciences, avec laquelle il partage vie et idées depuis. En dépit de ce coup de baguette magique, entre le conservateur et le professeur au Collège de France, la tension a été vive, sur la place à accorder à Freud notamment, le premier tirant davantage sur la force des images, le second sur la rigueur scientifique.
Le polémiste
Jean Clair n’expose plus cependant, faute d’interlocuteurs capables d’investir dans des sujets aussi exigeants. La vigueur de ses engagements, sa capacité à saisir un thème proposé comme prétexte pour dérouler un propos tout personnel, combinées à des passages ombrageux, ne pouvaient manquer de laisser des traces. Le malheur veut ainsi qu’une exposition aussi remarquable que celle sur le mythe de l’Homme nouveau, qui a défiguré le XXe siècle, montée à Ottawa, n’a jamais trouvé son chemin en France ou même en Europe. Peut-être aussi – aurait-il tendance à penser – parce qu’il y dénonçait les complaisances des avant-gardes.
Alors il écrit, tant et plus. Après ses pamphlets d’atrabilaire contre la culture de masse, il vient de sortir un recueil sur les monstres (1), soucieux de montrer à quel point leur image peut changer en quelques décennies. Il met sa jubilation de l’écriture et un style, qui n’est plus si courant, au service d’une vaste culture livresque. La citation en grec ou en latin, l’emprunt à la langue de Goethe ou de Dante ne le rebutent point, au contraire. Comme dans ses expositions, il joue à saute-mouton avec les associations d’idées. Au terme d’une démonstration dérangeante et attirante, sa phrase peut ainsi se clore en boucle violente. De « l’usage infantile des jeux de mots » dans les titres du quotidien Libération, il en vient à dénoncer une dictature de l’ignorance. De cette civilisation du nombril affiché et du portable accroché à l’oreille, il part sur la « banalisation de l’avortement, devenue une commodité », enchaînant sur l’assassinat d’une vie et la tentation de l’eugénisme. Autrement dit, il touche juste, il fait rire même, et paf ! il fait mal. Quand il déplore l’incapacité du christianisme à se défendre contre le sacrilège, on craint l’amalgame qui va le clouer.
Ne croyez pas à un glissement de plume, tout au contraire il cherche la formule. En renouant avec la tradition polémique, il entend bien bousculer un paysage intellectuel dont il souligne la « fadeur » : « Mes origines m’obligent à un peu plus de fermeté, et éventuellement à choquer », confie-t-il. En société, pourtant, cet intransigeant nostalgique se montre le contraire d’un imprécateur, ponctuant un désaccord d’un sourire, donnant le sentiment de soupeser l’argument contraire. Ce personnage privé, sensuel, bon vivant, adorant les voyages, les surprises et les rencontres, fidèle en amitié, s’appelle Gérard Régnier. Le pseudonyme lui a servi à libérer sa plume des astreintes du service public. Il l’a choisi en hommage à René Clair, « du temps où il rêvait de faire du cinéma ». Il a signé ainsi à l’âge de 21 ans un premier roman, dans lequel il disait sa nostalgie de la campagne de ses parents. « J’appartiens à un peuple qui n’existe plus », rappelle-t-il en évoquant la disparition du monde rural, parlant de « dévastation absolue » des campagnes. Il est né le 20 octobre 1940 dans Paris occupé. « On ne mangeait pas toujours et on n’avait pas de chauffage. Mes premiers souvenirs sont ceux des bombardements de 1944, qui visaient les usines et les gares de triage dans la banlieue est. » Il découvre un nouveau monde au lycée Jacques-Decour. Chaque année, on faisait réciter à la classe la dernière lettre à sa famille du fondateur du journal Les Lettres françaises, la veille d’être fusillé au mont Valérien par les Allemands en 1942. À l’époque des guerres d’Indochine et d’Algérie, attiré par les jeunesses communistes, Gérard Régnier s’est retrouvé « dans un milieu très mélangé », comptant nombre d’enfants ashkénazes. « Des gamins très vifs, lisant beaucoup, qui avaient une revanche à prendre, avec lesquels je me retrouvais en totale syntonie. » Grâce aux bourses, il a « eu la chance de bénéficier d’une éducation républicaine et élitiste », « je dis bien : élitiste », insiste-t-il. À 25 ans, il trouve à Harvard, « une vision de l’artiste très différente des conventions ayant cours en France ». « Qu’est-ce que vous allez faire en Amérique, vous croyez vraiment que ces gens-là ont quelque chose à nous apprendre ? », lui avait lancé en substance le directeur des Musées de France, apprenant son départ. Premier accroc, annonciateur d’une longue rivalité avec le corps dont il est pourtant devenu un acteur.
Écrivain plus que critique
Aux États-Unis, il a été conquis par un enseignement de « très haut niveau » dispensé dans la grande tradition des historiens juifs allemands émigrés, rassemblant arts, sciences et philosophie dans une « vision historique des idées… autrement passionnante que l’histoire des formes qui s’enferme sur elle-même, et dont l’ attributionnite est l’activité principale ». Il est revenu en Amérique, deux ans au Musée d’Ottawa en coopération technique, puis trois ou quatre fois par an durant les vingt ans qui ont suivi.
À Paris, il a été critique, à la Nouvelle revue française ou quand il a dirigé la revue Chroniques de l’art vivant, mais il est bien davantage écrivain. Il est devenu conservateur la même année que Françoise Cachin, amie de toujours. Il a rejoint en 1977 Pontus Hulten au Musée national d’art moderne, où il a monté « Vienne, 1880-1938 » : « une exposition archi-littéraire, jouant à fond la carte de la pluridisciplinarité, avec un volet musical assuré par l’Ircam de Pierre Boulez ». « On ne pourrait plus le faire », assure-t-il. Mais il ne met plus les pieds au Centre Pompidou. Encore moins au Musée Picasso de Paris, qu’il a dirigé pendant quinze ans, et dont la collection lui a bien servi pour négocier des prêts pour ses propres expositions, sa vraie passion. Le reproche n’a pas manqué de lui être opposé quand il s’est retrouvé avec Françoise Cachin et Roland Recht pour contester la circulation des collections du Louvre à travers le monde, au nom du principe : « On ne loue pas ces trésors qui nous ont été légués. »
Perte du sacré
D’adversaires – ou de moulins –, ce Don Quichotte n’en manque pas : la foule « en marcel » dans les musées, le white cube et le « sépulcre vide » des nouveaux musées, l’obsession du festif, dans la lignée d’un auteur comme Philippe Murray, et la perte du sacré, « le naufrage » d’un art contemporain tombé dans l’excrément, chutant dans « l’ordre du déchet, hors du monde ». Comme Marc Fumaroli, avec lequel il partage les bancs de l’Académie française, il se fait le porte-parole d’une « beauté » qu’il voit avec effroi « tomber dans le vide » d’une époque frivole.
Jean Clair en veut à l’abstraction d’avoir démantelé la figure, au surréalisme d’avoir fait tomber les têtes. Il est de ceux qui pensent que les mots peuvent tuer. À Breton, Bataille ou Artaud, sans trop tenir compte des distances de leur provocation, il ne pardonne pas les attaques contre la raison, qu’il assimile à un attentat contre les Lumières. Et aux prémices des barbaries du siècle. « C’est la résurgence des Titans, mais dans la mythologie les dieux l’emportent sur les géants, rétablissant le règne de la raison et de la beauté, alors que dans la version moderne on assiste à un renversement, à une théogonie titanesque de l’effroi, au règne de la démesure, de la libre pulsion et de la puissance technique ! »
L’écriture sauve ce mélancolique de l’acedia, ce relâchement mortel de l’âme. Dans son bureau, sous un sablier, Jean Clair travaille, entouré de livres entassés et des sculptures de son ami Raymond Mason, à l’ombre d’un autoportrait de Music, de retour de Dachau. Figure de la tradition du livre, né d’une histoire fracassée, augure d’un peuple perdu, il a eu le malheur de vivre à « une petite époque », dont il s’est chargé sans trembler de dresser le syllabus, ce recueil des erreurs et des fautes dressé par les moines en un temps où ils croyaient encore dans la part de l’immobilité.
Jean Clair (Gérard Régnier) en dates
1940 Naissance à Paris.
1966 Départ à Harvard (Cambridge, Massachusetts).
1977 Commissariat de la première exposition du Centre Pompidou « L’œuvre de Marcel Duchamp ».
1985 Direction du Centenaire de la Biennale de Venise.
1986 « Vienne, 1880-1938. L’apocalypse joyeuse », Centre Pompidou.
1989 Direction du Musée Picasso de Paris (jusqu’en 2005).
1993 « L’âme au corps », Galeries nationales du Grand Palais.
2005 « Mélancolie. Génie et folie en Occident », Grand Palais.
2008 Élection à l’Académie française.
2010 « Crime et châtiment » (avec Robert Badinter), Musée d’Orsay.
2011 Voyage au Groënland sur les traces du capitaine Hatteras.
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Jean Clair, conservateur général du patrimoine
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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°369 du 11 mai 2012, avec le titre suivant : Jean Clair, conservateur général du patrimoine