Politique

Série Les présidents et les arts (1/7)

De Gaulle et Malraux : une certaine idée de la France

Par Isabelle Manca · L'ŒIL

Le 26 septembre 2016 - 1693 mots

Premier président de la Ve République, le général de Gaulle n’est pas associé dans l’imaginaire collectif aux arts. C’est pourtant à lui que l’on doit la création du ministère de la Culture confié à Malraux, « cet ami génial » qui devait donner du relief au gouvernement et à son action.

Si le jeune Charles de Gaulle apparaît à ses camarades de Saint-Cyr et de l’École supérieure de guerre comme un “intellectuel”, et si la publication de ses Mémoires diffuse auprès du grand public l’image d’un homme de belle plume, son personnage d’homme d’État n’est pas spontanément associé, sous la Ve République, à l’aventure de la politique culturelle française. » C’est par ce paradoxe que David Alcaud ouvre la rubrique culture du Dictionnaire de Gaulle. Entre le général de Gaulle, sa culture, son action en faveur de ce domaine, et son image, le décalage est étonnamment profond. Féru de culture, ce militaire est, en effet, également, mémorialiste, historien, essayiste, et il a même commis quelques poèmes dans sa jeunesse. Parallèlement, il échange avec les brillants esprits de son temps : Claudel, Bernanos ou encore Mauriac. Mais c’est assurément en André Malraux qu’il trouve son alter ego. Une fois au pouvoir, il choisit d’ailleurs le prix Goncourt pour incarner la culture et refondre les politiques publiques, jetant les bases de nos institutions.

Un ministère du rayonnement français
La rencontre des deux géants est pour beaucoup dans cette entreprise fondatrice. Les témoins évoquent une fascination et une admiration réciproques. Maurice Schumann parle même d’« un véritable coup de foudre ». « À ma droite, j’ai et j’aurai toujours André Malraux », résumait de Gaulle à la fin de son règne. « Cet ami génial, fervent des hautes destinées. » Dès 1945, le général veut mettre à profit la verve malrucienne. Le romancier, qui travaille alors à sa psychologie de l’art, est chargé de l’Information dans l’éphémère gouvernement provisoire. Après l’instauration de la Ve République, rebelote, c’est le même portefeuille qui lui échoit. Là encore très brièvement, car Malraux déclenche une polémique tonitruante sur l’Algérie. Loin de le répudier, de Gaulle lui confie ensuite un poste à sa mesure et demande à son chef de cabinet, Georges Pompidou, d’imaginer un ministère du Rayonnement français. « Un ministère qui donnerait une autre dimension à l’action de l’État », explique Pompidou à Malraux. « Il n’y a que vous qui puissiez conférer à cette entreprise le style et la grandeur qu’il faut. » Ce poste préfigure celui des Affaires culturelles, créé en 1959 quand le général est élu président. Il somme alors son Premier ministre, Michel Debré. « Taillez pour lui un ministère, par exemple, un regroupement de services que vous pourrez appeler “Affaires culturelles”. André Malraux donnera du relief à votre gouvernement. » Lui sont ainsi transférées les attributions clefs de divers ministères et administrations.

L’Éducation nationale perd les arts et lettres, les musées, la production artistique, l’architecture et les archives. Les activités culturelles quittent le giron de la Jeunesse et des Sports, et le cinéma celui de l’Industrie. La rupture est complète avec l’ancien sous-secrétariat aux Beaux-Arts et ses maigres prérogatives. Pour la première fois, les arts disposent d’un ministère d’État, incarné qui plus est par le numéro 2 du gouvernement. Malraux, enthousiaste, rédige seul le premier article du décret définissant ses missions : « Rendre accessibles les œuvres de l’humanité, et d’abord de la France, au plus grand nombre possible de Français, (…) assurer la plus vaste audience du patrimoine culturel et (…) favoriser la création des œuvres d’art ». La tâche est immense et les moyens dérisoires. « Les conditions étaient épouvantables », estimait Pierre Moinot, son proche collaborateur. « Un dénuement que l’on a peine à imaginer, un entourage administratif totalement sceptique et souvent hostile, qui guettait la fin de l’expérience. » L’administration centrale compte, il est vrai, moins de quatre cents agents et le ministère ne dispose que de 0,39 % du budget de l’État. Pour pérenniser les nombreux chantiers qu’il impulse, Malraux a l’idée inspirée d’inscrire son action dans le cadre du plan quinquennal de modernisation économique et sociale.

Restaurer la grandeur
Malgré des moyens restreints, le ministre multiplie les actes forts à même de frapper l’opinion et de restaurer la grandeur du pays. Reléguée après-guerre au rang de puissance de deuxième ordre, la France se reconstruit en misant sur la valorisation de son patrimoine et le rayonnement de sa culture pour retrouver son prestige. Et dans l’esprit des deux hommes la restauration de sa puissance passe notamment par la restauration de symboles. À commencer par le patrimoine architectural, si cher au cœur du général qui confie dans ses Mémoires de guerre : « Rien ne me frappait davantage que les symboles de nos gloires : nuit descendant sur Notre-Dame, majesté du soir à Versailles, Arc de triomphe dans le soleil. » Sans surprise, les vieilles pierres s’octroient donc la part du lion, en 1960 elles absorbent 52,8 % du budget du ministère, contre 6,8 % pour les arts plastiques. En quelques années à peine, on assiste à une succession d’initiatives : le blanchiment des façades de Paris, la relance de l’Inventaire, sans oublier la création des Secteurs sauvegardés qui garantit la conservation et la mise en valeur des quartiers historiques remarquables.

Malraux est également l’artisan de la loi-programme de 1962 sur la restauration qui bénéficie à sept monuments emblématiques : Versailles et Trianon, les Invalides, Vincennes, Fontainebleau, Chambord et la cathédrale de Reims. Un texte législatif que le général encense : « Il y a là, bien sûr, une pensée éminente, un style magnifique, une action fulgurante, il y a aussi une politique et il fallait qu’elle fût celle-là. »

De Gaulle valorise d’ailleurs certains de ces lieux en leur conférant la fonction de résidence officielle. À l’instar du Grand Trianon, comme le rappelle actuellement une exposition qui dévoile les coulisses de son sauvetage  et ouvre au public, pour la première fois, les appartements privés du général. Simultanément, la sensibilité de Malraux pour l’architecture moderne s’exprime dans l’élargissement de la sphère des monuments historiques aux constructions plus récentes. Un véritable tournant qui permet de protéger une cinquantaine de sites, dont plusieurs édifices du Corbusier.

Des Maisons pour la culture
Pour l’Élysée et la Rue de Valois, la grandeur de la France doit aussi se manifester à travers la diffusion de sa culture urbi et orbi. À l’étranger, cette stratégie se traduit par l’exportation de ses chefs-d’œuvre. En 1962, les trésors de Versailles s’exposent dans plusieurs musées américains. L’année suivante c’est La Joconde qui effectue une tournée triomphale aux États-Unis. Instruments de la diplomatie culturelle, ces voyages sont aussi un levier pour organiser de grandes expositions populaires avec l’Inde, l’Iran, et évidemment l’Égypte, avec l’exposition Toutânkhamon, à la fréquentation record de 1,2 million de visiteurs. Le voyage de La Joconde, comme celui de La Vénus de Milo au Japon, provoque en revanche l’ire des conservateurs craignant pour la sécurité d’œuvres déjà fragilisées. Ces conflits cristallisent les tensions entre le ministre et les musées. « Pour André Malraux, les musées avaient peut-être un tort : celui de ne pas être… imaginaires », résumait Hubert Landais en 1989. « Ce qui le passionnait, c’était non pas les musées, mais les œuvres qu’ils conservaient […], l’institution elle-même ne l’intéressait guère, l’administration encore moins, quant à l’histoire de l’art traditionnelle, elle l’ennuyait. »

Ces conflits ont toutefois occulté les actions en faveur des musées, impulsées ou validées, par le locataire de la Rue de Valois, comme la préfiguration de nouveaux musées nationaux tel celui de la Renaissance ou de Marc Chagall. Par ailleurs, Malraux a facilité la donation de la collection Jean Walter et Paul Guillaume à l’Orangerie et il a fait voter la loi de 1968 sur la dation, qui a permis d’enrichir considérablement les collections hexagonales. Mais, plus que le ministre des musées, Malraux est resté dans l’imaginaire collectif celui des maisons de la culture. Ce projet ambitieux, qui visait à doter chaque département d’un lieu pluridisciplinaire, n’a certes pas rencontré le succès escompté. Puisque seulement huit établissements ont vu le jour sous son mandat. Sur le plan idéologique, les maisons constituent cependant un jalon en inscrivant durablement la démocratisation comme un objectif prioritaire.

Favoriser la création
Passionné par le patrimoine, le général de Gaulle s’est nettement moins exprimé sur les arts plastiques. On sait pourtant qu’il possédait quelques œuvres à la Boisserie. Mais, à l’exception de deux toiles de Marquet, il s’agit surtout de pièces qui l’ont séduit par leur valeur historique ou allégorique. Dans ses Mémoires, son fils Philippe note la présence d’un « tableau très symbolique. Il représente les soldats de l’an II, en haillons, blessés ». Une œuvre dans laquelle le général voyait une métaphore de la France libre. De Gaulle possédait en outre deux sculptures de Bourdelle, une Victoire trônant dans le jardin et une Athéna ayant servi de modèle au monument de l’Appel du 18 juin. Ainsi que La Déchirée, allégorie de la France occupée offerte par son auteur René Iché.
Si l’avant-garde semble l’avoir peu captivé, il se fiait dans ce domaine au goût éclairé de son ministre. Le général avait ainsi lancé à Michel Debré à propos de l’œuvre de son frère Olivier : « Malraux m’a dit que c’était bon ! » Sur ces questions, il s’en remet à l’expertise de son « ami génial » et lui offre une totale liberté d’action. Liberté que ce dernier exploite pour renouer avec les avant-gardes, longtemps boudées par l’État. Auteur de textes majeurs sur l’art, le ministre côtoie les créateurs depuis les années 1920. Une fois aux responsabilités, il forge logiquement les outils pour promouvoir la Scène contemporaine, tels que le service de la Création artistique, le centre national d’art contemporain. Il est aussi à l’origine de la loi permettant aux peintres, sculpteurs et graveurs d’être affiliés à la Sécurité sociale.

Auprès du grand public et à l’étranger, ce sont surtout d’autres initiatives qui retiennent l’attention, comme l’installation des statues de Maillol aux Tuileries, le plafond de Chagall à l’Opéra de Paris, celui de Masson à l’Odéon, sans oublier la toute première rétrospective française de Picasso. Plus largement, au-delà de ces coups médiatiques, le ministre veut aussi redorer le blason des grandes manufactures via l’art actuel. Il relance ainsi le Mobilier national en créant un atelier de recherche et de création et ouvre le répertoire des Gobelins, de Beauvais et de Sèvres à des artistes majeurs tels que Miró, Braque, Calder, Matisse, Arp, Hartung, ou encore Mathieu. Autant d’opérations que ses successeurs regarderont avec intérêt.

 

Un président chez le roi. De Gaulle à Trianon

Grand Trianon, aile de Trianon-sous-Bois, Versailles (78), www.chateauversailles.fr, jusqu’au 9 novembre 2016.

Série Les présidents et les arts
  • De Gaulle et Malraux : une certaine idée de la France *
  • Georges Pompidou, l’art comme cadre de vie *
  • Valéry Giscard d’Estaing, retour aux musées et au patrimoine *
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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°694 du 1 octobre 2016, avec le titre suivant : De Gaulle et Malraux : une certaine idée de la France

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