Histoire

RÉTROVISION

1963 : la tournée triomphale de La Joconde aux États-Unis

Par Isabelle Manca · Le Journal des Arts

Le 15 février 2018 - 835 mots

L’éventualité d’un prêt – diplomatique – de la tapisserie de Bayeux au Royaume-Uni soulève les mêmes réticences de la part des conservateurs que le prêt en son temps de la star du Louvre à l’Amérique.

Diplomatie. À la mi-janvier le président Emmanuel Macron a fait sensation en annonçant qu’il souhaitait prêter la tapisserie de Bayeux au Royaume-Uni. Ce joyau médiéval, narrant la conquête de l’Angleterre par le duc de Normandie, est un puissant symbole des relations entre les deux pays. Le chef-d’œuvre, classé monument historique, n’a jamais été prêté. L’envoyer chez nos anciens ennemis héréditaires serait donc un signal politique extrêmement fort, alors que les rapports franco-britanniques accusent un sérieux refroidissement, sur fond de crise migratoire et de Brexit. Les Britanniques ont d’ailleurs chaleureusement salué ce geste d’amitié, lourd de sens.

Côté français, la nouvelle a été accueillie plus fraîchement. Une poignée de défenseurs du patrimoine et quelques journalistes ont fustigé cette initiative, invoquant la fragilité de l’œuvre et la démarche autoritaire du président de la République. Pour qui connaît l’histoire des prêts, ce petit emballement médiatique n’a toutefois rien d’inédit. L’export d’œuvres iconiques soulève, en effet, presque systématiquement un tollé. Et ce depuis la première opération du genre : la tournée de La Joconde aux États-Unis en 1963. Il s’agissait, déjà, d’un acte symbolique. En pleine guerre froide, cette ambassadrice avait ouvertement vocation à réchauffer les relations diplomatiques tendues entre les deux anciens alliés, tout en soignant l’image internationale de la France.

Un émissaire de charme
Le prêt du tableau de Léonard n’est pourtant pas à mettre au crédit du gouvernement français. L’idée a été soufflée à Malraux par un reporter du Washington Post, Edward T. Folliard. Dans l’ouvrage André Malraux et le rayonnement culturel de la France (éd. Complexe, 2004), l’un des auteurs, Herman Lebovics, relate cet échange, impensable de nos jours. Folliard « avait profité de la visite de Malraux à Washington pour demander au ministre des Affaires culturelles que l’opportunité soit donnée aux Américains d’admirer ce grand chef-d’œuvre aux États-Unis ». L’auteur du Musée imaginaire lui répond sans ambages, et sans consulter quiconque, que sa requête pourrait certainement être exaucée. Jackie Kennedy, alors première dame des États-Unis, appuie fortement la suggestion du journaliste et le deal est conclu.

Ce que Malraux n’a pas anticipé, c’est la bronca des conservateurs du Louvre, affolés par la perspective d’un voyage outre-Atlantique de ce mince panneau de bois, sensible aux moindres variations de température et d’hygrométrie. La responsable du Laboratoire de recherche des musées de France, Magdeleine Hours, adresse au ministre un rapport alarmant sur les dangers que représenterait un tel déplacement. Ni ce rapport, ni la fronde des conservateurs, ni la campagne médiatique à l’encontre du projet n’ont raison de la détermination du ministre. À défaut d’avoir pu empêcher ce fait du prince, les scientifiques tentent donc de limiter les dégâts et mettent au point des conditions de transport sans précédent.

Cet émissaire hors norme bénéficie d’un traitement digne d’un chef d’État. On lui crée un véritable coffre-fort : un caisson isotherme, censé être insubmersible, devant le protéger de toutes les variations atmosphériques ainsi que des vibrations. À la mi-décembre 1962, le précieux conteneur est escorté par des gendarmes jusqu’au port du Havre pour embarquer à bord du paquebot France, où il voyage dans une cabine de première classe, surveillé jour et nuit.

Un triomphe éclatant
Après avoir accosté à New York, le convoi exceptionnel prend la route de Washington. La belle Florentine est accueillie comme une vedette à la National Gallery of Art. Le 9 janvier 1963, l’exposition du trésor est inaugurée devant près de 2 000 personnes. Vient alors le moment tant attendu des hymnes nationaux et des discours. Le président John F. Kennedy remercie de manière appuyée le prêteur et salue « la plus grande puissance artistique du monde : la France ». Malraux et par son entremise le général de Gaulle tiennent leur victoire. Enlisée dans les guerres coloniales et minée par une lente reconstruction économique, la France a réussi à redorer son blason en se positionnant comme la grande référence culturelle.

Pour Malraux, cet événement est aussi une tribune de choix pour rappeler la gratitude du pays envers les États-Unis, malgré sa position politique autonome. Il rend ainsi hommage à la nation, qui a largement participé à la Libération de l’Europe, et aux soldats qui ont aidé à sauvegarder la civilisation occidentale. Tout en s’agaçant de la prétendue mesquinerie des détracteurs du prêt de La Joconde. « On a parlé des risques que prenait ce tableau en quittant le Louvre. Ils sont réels, bien qu’exagérés. Mais ceux qu’ont pris les gars qui débarquèrent un jour à Arromanches – sans parler de ceux qui les avaient précédés vingt-trois ans plus tôt – étaient beaucoup plus certains. »

Triomphe diplomatique, cette opération est également un succès public car l’exposition à Washington puis au Metropolitan Museum de New York attira plus de 1 750 000 personnes en moins de deux mois. Elle ouvrira la voie à de nombreux projets similaires, autant plébiscités à l’étranger que vertement critiqués à Paris.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°495 du 16 février 2018, avec le titre suivant : 1963 : la tournée triomphale de La Joconde aux États-Unis

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