Deux ouvrages collectifs analysent la valeur de l’art contemporain, que ce soit à l’aune des divers circuits de légitimation de l’économie des œuvres ou en rapprochant la figure de l’artiste de celle du chercheur.
La notion de valeur est un véhicule tout-terrain : elle tinte à la caisse du supermarché, elle nous assiste dans les hautes exigences de l’éthique, elle est un objet de feuilleton économico-médiatique quotidien… Notre être spéculatif a pourtant deux faces, vénale et cérébrale. Et, si l’on me pardonne l’anthropomorphisme, l’œuvre d’art aussi. Deux ordres spéculatifs donc nourrissent les deux livres collectifs parus presque simultanément, hasard de calendrier. L’un et l’autre de ces volumes réunissent sur leur sujet des auteurs et des angles de questions différents et complémentaires. Cinq signatures pour La Valeur de l’art contemporain, aux Presses universitaires de France. Annie Cohen-Solal en ouverture suivie de Nathalie Moureau, universitaire bien connue pour son travail sur l’économie de la culture et de l’art (et contributrice au Journal des Arts) ; Anne Martin-Fugier, historienne et auteure prolixe sur le XIXe siècle d’une part, sur le monde de l’art contemporain en France d’autre part – publiés chez Actes Sud, trois livres à succès fonctionnent comme autant de portraits de ces trois figures que sont le collectionneur, le galeriste et l’artiste. S’ajoutent Cristelle Terroni, spécialisée en civilisation anglaise, et l’universitaire en études japonaises et sociologue Cléa Patin. Toutes interrogent la logique et les conditions économiques du marché, surtout à l’échelle française.
La valeur marchande
Le tour d’horizon ouvre en effet quelques fenêtres sur le marché par ses descriptions des différents acteurs, et ses rappels historiques, parfois très raccourcis. Les auteures identifient l’effet encombrant du haut du marché international, observent les évolutions des circuits de validation et de légitimation, musées, expositions, collectionneurs institutionnels ou privés (qui, signale Nathalie Moureau, s’attachent désormais plus à la démarche générale qu’à telle pièce de l’artiste, puisque l’on a glissé « d’un “système d’œuvres” à un “système d’artistes” [p. 33] »). Elles rapportent la difficulté de la scène française, marchand et artistes, dans le partage du rôle complexe qui les lie, à passer les frontières : le thème est connu mais s’y trouve synthétisé, à défaut qu’y soient apportées de nouvelles lumières. Cristelle Terroni achève le patient exposé du travail de la sociologue Nathalie Heinich en regrettant l’absence dans l’analyse sociologique du « ressenti » face à l’œuvre, selon une déploration qui tient avouons-le du cliché bien désuet de l’opposition du « sensible » à l’objectivation critique. Que la démarche des essayistes s’épargne les apories de la sensation artistique et son éternelle perdition, il ne faut pas s’en plaindre, laissons aux littéraires cette verve, elle est trop précieuse !
Notons encore une originalité de cette publication papier, issue du travail d’une plateforme éditoriale universitaire (LaViedesIdées.fr), revue en ligne (« coopérative intellectuelle », selon ses termes) qui donne son nom à la collection, pour s’être associée aux PUF ; d’où sa nature de recueil d’articles, et la diversité d’angles.
L’« artiste chercheur »
Mais la polarisation économique masque aussi les témoignages et réflexions sur les contextes de production matériels et surtout sur les processus intellectuels que mettent en jeu les artistes et les œuvres. En Homo economicus, l’artiste est un animal social assez ordinaire, mais relativement à son mode de travail, il en va autrement. Dirigé par trois historiennes de l’art, enseignantes en école d’art et critiques (Sandra Delacourt, Katia Schneller, Vanessa Theodoropoulou), le volume lui aussi collectif associe récits d’expérience et réflexions théoriques pour mieux identifier la figure de l’« artiste chercheur ». S’y articule une double problématique essentielle – et, reconnaissons-le, à l’échelle de l’histoire infiniment plus intéressante que la question du marché : celle du ou des savoirs que requiert l’art en général, et certaines œuvres en particulier ; celles non seulement du sens mais aussi du/des savoir(s) que produisent les œuvres.
Les spéculations ici sont d’ordre intellectuel, dans un lien profond avec l’ensemble des sciences humaines, sociales, politiques, historiques. Ethnologie, anthropologie, modèle expérimental, pratique de l’enquête, archive, document…, l’affirmation de démarches désormais légitimes – au travers des diverses formes de la diffusion, exposition, publication, discussion publique… – rend nécessaire d’en retracer l’histoire, les débats, les fondements. Fondements qui se trouvent entre autres dans le lien qui s’est créé entre la production intellectuelle académique et celle de l’art, depuis que l’artiste est entré, dans le monde anglo-saxon d’abord et plus tard en France, à l’Université. Sans dissimuler le risque clairement identifié dans une consistante introduction à trois mains que « l’établissement de la recherche en art comme une discipline académique [risque de contribuer] à l’enfermer dans le champ académique (p. 14) ». Risque ici tenu à distance par le parti pris : interroger d’abord les formes artistiques concernées (celles des artistes et de pratiques transfuges qui fraient avec le commissariat d’exposition), dans un livre qui peut prétendre ouvrir un champ nécessaire, encore peu exploré en France. Encore un « retard » français ? Avec Le Chercheur et ses doubles, ici au moins il tend à se combler !
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L’art spéculatif, plutôt deux fois qu’une
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Abonnez-vous dès 1 €La valeur de l’art contemporain, Annie Cohen-Solal, Cristelle Terroni, Anne Martin-Fugier, Nathalie Moureau, Cléa Patin, éditions PUF, coll. « La vie des idées », Paris, 2016, 108 p., 9 €.
Le chercheur et ses doubles, Sandra Delacourt, Katia Schneller, Vanessa Theodoropoulou, et des contributions de Mathieu Kleyebe Abonnenc, Kapwani Kiwanga, Otobong Nkanga, Émilie Villez, Kantuta Quirós, Aliocha Imhoff, éditions B42, Paris, 2016, 176 p., 18 €.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°453 du 18 mars 2016, avec le titre suivant : L’art spéculatif, plutôt deux fois qu’une