Les peintres et les sculpteurs occupent, dans l’œuvre d’Honoré de Balzac, une place proportionnelle à leur importance dans la Comédie humaine qu’il élabora de 1829 à sa mort, en 1850. Amateur et collectionneur, il fréquenta et apprécia nombre d’entre eux, mais il réinventa surtout des figures devenues mythiques, comme celle de Frenhofer dans le Chef-d’œuvre inconnu. Au-delà du cas particulier des arts visuels, Balzac a développé une conception moderne du créateur, dont Louis Lambert est le tragique archétype.
Balzac, dont on célèbre cette année le bicentenaire de la naissance, professait une admiration sans bornes pour Bernard Palissy, Girodet, Guérin, mais surtout pour Delacroix et Ingres, qu’il nomme souvent dans ses textes. Il fréquenta quelques artistes, comme David d’Angers ou Constant Troyon, collectionna peintures et gravures avec un goût discutable que ses contemporains raillaient volontiers. Le néo-classicisme comme le romantisme, l’orientalisme et la caricature, les Flamands et les Italiens de la Renaissance, qu’il cita avec prodigalité, trouvèrent également grâce à ses yeux. Sa collection était, de son propre aveu, un bric-à-brac qui avait moins pour but d’échantillonner la beauté idéale que de révéler l’épaisseur contradictoire de ses intérêts. Selon Théophile Gautier, qui traça de son maître un magnifique portrait, “le caractère lui plaisait plus que le style, et il préférait la physionomie à la beauté”. En d’autres termes, Balzac recherche moins dans l’art les perfections (que le Cousin Pons, maître collectionneur, traque avidement) que les disparités significatives dont lui, écrivain, saura tirer le meilleur parti. Séraphîta, inspiré par un ange sculpté de Théophile Bra, La fille aux yeux d’or, qui entend rivaliser avec la peinture de Delacroix, ou encore Sarasine, que l’Endymion de Girodet contribua à susciter, en témoignent. L’œuvre de l’art n’est pas pour l’écrivain un objet de culte mais une source d’inspiration – elle est, dit-il, “l’effrayante accumulation d’un monde entier de pensées”.
Dieu ou cadavre
La figure de l’artiste occupe alors une place cruciale dans son œuvre, tantôt d’un point de vue social, tantôt selon une perspective philosophique. Un passage de son article de 1830, Des artistes, résume les redoutables ambivalences dans lesquelles vit le créateur : “Antithèse perpétuelle qui se trouve dans la majesté de son pouvoir comme dans le néant de sa vie : il est toujours un dieu ou toujours un cadavre”. L’absolu de l’esprit et la trivialité du corps partagent la vie de l’artiste sur des lignes de fracture que le romancier module avec une convaincante variété. Le tout premier personnage apparaissant au seuil de la Comédie humaine est d’ailleurs un peintre, Sommervieux, héros incertain de la Maison du chat-qui-pelote. Le lecteur saura peu de choses de l’œuvre de celui qui est présenté comme un ami de Girodet : ce qui importe avant tout à Balzac est la trajectoire d’un homme, d’abord inspiré par un amour qu’il trahira finalement sans égard pour la tragédie dont il est responsable. L’auteur de la Comédie humaine aura de nombreuses occasions de réviser le détail de la conception de l’artiste qui s’exprime dans ce texte de 1829. Mais, la plupart du temps, l’artiste est promis à l’échec, soit que, comme Pierre Grassou dans le court roman éponyme, il abdique sa souveraineté pour gagner un succès social dérisoire, soit que, trop exigeant, il sombre en affrontant une création qui lui devient impossible.
Le Frenhofer du Chef-d’œuvre inconnu, “peintre sublime”, auquel son maître Mabuse a transmis “le secret de donner de la vie aux figures”, constitue le modèle à la fois le plus tragique et le plus moderne d’un artiste qui s’aveugle lui-même et privilégie l’hallucination du rêve au détriment de la réalité de l’œuvre. Quand le vieux maître est plongé “en conversation avec son esprit”, Porbus stigmatise celui chez qui “le raisonnement et la poésie se querellent avec les brosses”, alors qu’un artiste ne devrait jamais séparer la pensée de l’action. Sur la toile où Poussin et Porbus ne voient qu’un pied émerger du chaos, Fernhofer croit être parvenu à incarner son rêve de la totalité et se convainc d’avoir atteint le véritable dépassement de l’art. Tout comme Gambara qui entend une musique céleste quand ses auditeurs n’y perçoivent qu’une infernale cacophonie. Revenu à la “raison”, Frenhofer brûle toute son œuvre et met fin à ses jours. Le Balthazar Claës de La Recherche de l’absolu ou Louis Lambert ne sont pas des artistes, mais ils se laissent également consumer par leurs recherches. Semblable à un joueur, le premier ruine sa famille et son esprit, le second, homme de foi et de science, devient fou, martyr de la pensée.
“L’ange exterminateur”
Comme ma Peau de chagrin le traduit sur un mode métaphorique, le conflit entre l’esprit et la vie est le grand écueil sur lequel le créateur se blesse et se tue. Ce conflit est l’une des obsessions de Balzac, qui en perçut les ravages dans sa propre vie : “La pensée, écrit-il dans les Martyrs ignorés, est plus puissante que ne l’est le corps, elle le mange, l’absorbe et le détruit ; la pensée est le plus violent de tous les agents de destruction, elle est le véritable ange exterminateur de l’humanité, qu’elle tue et vivifie, car elle vivifie et elle tue”. Quand il décrit la formation des idées, Louis Lambert montre de quelle autonomie elles jouissent et comme elles gagnent une réalité dont l’artiste, l’écrivain ou le mystique sont les victimes. Il y a du Jean-Jacques Rousseau chez Balzac comme il y aura du Balzac chez Baudelaire.
Si l’artiste ne se suicide pas, il est le jouet d’une société qui refuse de comprendre son ambition et ses desseins : “Le plus souvent, écrit encore Balzac à la fin de Des artistes, quand une lumière brille, on accourt l’éteindre ; car on la prend pour un incendie”. L’artiste ou l’écrivain qui renonce aux facilités du divertissement pour révéler les plaies de son temps ne saurait attendre la moindre bienveillance de ses contemporains. La Comédie humaine met à plusieurs reprises en scène cet aveuglement, aussi fatal à l’individu qu’à la société. Mais, avec une vision de l’artiste et de l’écrivain qui est en définitive moins sombre qu’exigeante et orgueilleuse, Balzac est convaincu de triompher dans l’histoire. “Il faut, écrit-il dans sa préface aux Illusions perdues, que les quatre cents législateurs dont jouit la France sachent que la littérature est au-dessus d’eux. Que la Terreur, que Napoléon, que Louis XIV, que Tibère, que les pouvoirs les plus violents, comme les institutions les plus fortes, disparaissent devant l’écrivain qui se fait la voix de son siècle”. L’histoire n’a pas trahi son génie.
L’ARTISTE SELON BALZAC, “ENTRE LA TOISE DU SAVANT ET LE VERTIGE DU FOU", jusqu’au 5 septembre, Maison de Balzac, 47 rue Raynouard, 75016 Paris, tél. 01 42 24 56 38, tlj sauf lundi et jf 10h-17h40. - BALZAC ET LA PEINTURE, jusqu’au 30 août, Musée des beaux-arts, 18 place François-Sicard, 37000 Tours, tél. 02 47 05 68 73, tlj sauf mardi 9h-12h45 et de 14h-18h. Catalogue éditions Farrago, 200 F.
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Balzac ou le génie nécessaire
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Abonnez-vous dès 1 €L’édition de référence de la Comédie humaine est publiée, sous la direction de Pierre-Georges Castex, aux éditions Gallimard dans la Bibliothèque de la Pléiade, 12 volumes. Deux volumes de ses Œuvres diverses, et un troisième en préparation, figurent au même catalogue. - On lira de Théophile Gautier son Balzac, republié par le Castor Astral, 136 p., 78 F. ISBN 2-85920-376-1. - Isabelle Mimouni, Balzac illusionniste. Les arts dans l’œuvre du romancier, Adam Biro, 144 p., ill., ISBN 2-87660-250-4
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°86 du 2 juillet 1999, avec le titre suivant : Balzac ou le génie nécessaire