PARIS
Mais où sont passés les « -ismes », ces regroupements par tendance qui ont longtemps permis de classer les artistes dans l’histoire de l’art ?
Même s’il n’y a « Pas d’art sans ego », comme le proclamait Ben, disparu le 5 juin dernier, même si le cliché de la bohème exalte la figure du peintre solitaire, s’y superposait traditionnellement celle de l’artiste s’encanaillant en groupe, refaisant le monde dans les cafés ou les cabarets. Cette oscillation entre l’individu et le collectif remonte à la Renaissance, où l’organisation en ateliers revêtait parfois une dimension familiale, voire dynastique. Plus tard, si l’histoire de l’art moderne a héroïsé les génies saillants, elle s’articule autour de mouvements se succédant par régénération ou par rupture. Groupes resserrés ou galaxies rassemblent ceux qui ont inventé un nouveau style, signé un manifeste ou participé à des expositions fondatrices. Les créateurs qui en émergent sortent grandis, comme le fauve Matisse ou le cubiste Picasso, incarnant ces avant-gardes autant qu’ils les transcendent.
Cependant, pour les artistes moins dominateurs, ou à la trajectoire plus sinueuse, l’appartenance à un groupe a toujours été une « assurance vie » leur garantissant une place dans les manuels et les musées. Leur travail pouvait dès lors évoluer jusqu’à la volte-face, alors que la critique comme le marché tendent à voir d’un mauvais œil les renouvellements, pris pour du reniement ou de l’inconséquence. C’était « la revanche des seconds couteaux ». Les acrobaties intellectuelles et langagières de Raymond Hains débordent ainsi de beaucoup le Nouveau Réalisme, comme la figuration ultérieure d’un Vincent Bioulès chamboule la doxa structuraliste de Support(s)/Surface(s). Ils sont pourtant bien présents dans les collections de référence et les histoires de l’art en France. On ne peut pas faire comme s’ils n’existaient pas.
Alors qu’ils se succédaient jusqu’alors fiévreusement, aucun groupe de ce type n’a émergé depuis près d’un demi-siècle. Les raisons en sont multiples, mais certaines viennent immédiatement à l’esprit. Est-ce la perte d’influence des critiques (sans parler des poètes !), ou la surabondance des expositions ? Ou alors la place prise par le marché qui impose entre les individus sa rude mise en concurrence ?
Une chose est certaine : les artistes en sont les premières victimes. Privés de ce « totem d’immunité », ils ne peuvent plus compter que sur la seule puissance et singularité de leur œuvre pour s’imposer et perdurer dans l’histoire. Au regard des aléas du discernement, des revirements du goût et de la surproduction actuelle, c’est pour le moins aléatoire !
Pourtant, une aspiration collégiale semble renaître. Perceptible dans un regain des duos ou collectifs d’artistes comme dans la réticence envers les compétitions, elle est incarnée par l’artiste Thomas Lévy-Lasne, qui, las un jour de l’isolement (il vivait en Picardie) et du « chacun pour soi » s’est emparé des réseaux sociaux pour, dit-il, « remplacer le clash par le care ». Préoccupé d’écologie, il s’efforce depuis de « prendre soin de son biotope ». Il y a fort à faire, plaident les peintres, notamment figuratifs, tant leur pratique a été ostracisée ces dernières décennies, spécifiquement par les institutions françaises. Ils sont aujourd’hui plusieurs dizaines à s’agréger aux projets futés, simples mais redoutablement efficaces, de leur énergique confrère. Son dernier exploit en date ? Lévy-Lasne a convaincu le Musée d’Orsay d’accueillir ce 19 septembre la première édition du « Jour des peintres » : 80 artistes y installent chacun une œuvre (même de grand format), et la présentent en personne aux visiteurs, entourés des tableaux des maîtres qui les inspirent. Représentativité et diversité sont les seuls critères de ce rassemblement, contre les diktats idéologiques et esthétiques qui y présidaient auparavant.
Alors que la majorité de ces peintres, notamment de la nouvelle génération, parfois reconnus internationalement, n’ont toujours pas eu les honneurs d’un coin de cimaise au Palais de Tokyo ou au Centre Pompidou, cet événement témoigne du potentiel intact de l’action collective. C’est le coup de pied de Lévy-Lasne à la résignation, et la preuve que les artistes ne sont jamais mieux servis que par eux-mêmes.
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Artistes : tous ego ?
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°639 du 20 septembre 2024, avec le titre suivant : Artistes : tous ego ?