Art contemporain - Disparition

Ben (1935-2024)

Par Itzhak Goldberg · Le Journal des Arts

Le 19 juin 2024 - 1045 mots

Benjamin Vautier s’est donné la mort par amour, à l’âge de 89 ans.

Nice. Peu nombreux sont ceux qui connaissent le nom de Benjamin Vautier (1935-2024), né à Naples. En revanche, rares sont ceux qui n’ont jamais vu le nom de Ben. Dans son cas, pas besoin d’être amateur d’art, car ses aphorismes inscrits ou peints, calligraphiés de manière enfantine en lettres blanches sur fond noir, s’affichaient déjà sur les agendas, les carnets, les trousses, les sacs et autres articles de papeterie dans les années 90. Rares encore sont les artistes qui ont droit à un hommage immédiat et spontané de la part de leurs confrères. Dès le lendemain de sa disparition, le 5 juin, le collectif d’artistes Whole Street a réalisé en une nuit une énorme fresque représentant le visage songeur de Ben sur un mur de sa ville d’adoption, Nice. Enfin, très rares sont les hommes qui commettent un « suicide d’amour ». À peine quelques heures après la disparition soudaine de son épouse depuis soixante ans, Annie, Ben, ne voulant pas et ne pouvant pas vivre sans elle, se donne la mort.

« Je n’aime pas jeter »

Ben s’installe à l’âge de 14 ans avec sa mère à Nice. Grâce à son aide, il acquiert une échoppe qui va devenir la fameuse boutique où, certes, il fait commerce de disques d’occasion, mais qui avant tout se transforme en épicentre de la communauté artistique, baptisée l’École de Nice – César, Arman, Yves Klein, Martial Raysse.

Ben se fait brocanteur : il compile, amasse et entasse sans fin les objets, dans un bric-à-brac indescriptible qui fait songer au catalogue d’une quincaillerie aussi universelle qu’absurde ou à l’inventaire d’un commissaire-priseur touche-à-tout. Une phrase tracée dans son écriture ronde et reconnaissable entre toutes résume sa démarche : « Je n’aime pas jeter. » Avec Ben, le collage se fait bricolage, jeu d’enfant retrouvé et revu par l’imagination de l’artiste. Rapidement, l’endroit se métamorphose en un musée spontané où chaque nouvel objet est immédiatement inclus dans une collection hétéroclite et envahissante. Musée, mais également atelier et lieu de vie, qui s’inscrit dans la tradition dadaïste, remontant à Schwitters (1887-1948) et à son Merzbau, une demeure d’artiste qui devient installation et œuvre d’art totale. Ce « magasin fourre-tout » est sans doute l’opus magnum de Ben. Reconstitué, il trône au Centre Pompidou.

Mais ce sont surtout les liens avec Fluxus qui marquent la production plastique de Ben. Fluxus, cette appellation non contrôlée, renvoie immédiatement à la fluidité de ce mouvement d’avant-garde, né de l’autre côté de l’Atlantique, aux activités artistiques qui ne supportent aucune limitation. Ce regroupement néo-dada à géométrie variable donne lieu à de multiples réalisations éphémères : happenings, concerts, conférences, films ou encore objets de tout genre qui partagent ce que l’on peut appeler l’esprit Fluxus. Dès 1962, Ben rencontre George Maciunas (1931-1978), le fondateur de ce groupe dont il devient membre et, avec son complice Robert Filliou (1926-1987), le porte-parole sur la Côte d’Azur. Ensemble, ils ouvrent, à Villefranche-sur-Mer, « La Cédille qui sourit », un lieu de rencontres et de débats.

Provocateur, iconoclaste, l’artiste, travailleur acharné, n’arrête pas de produire. Si ses multiples réalisations en font un « passeur universel », cette diversité est parfois déroutante. De fait, il est probable que ces activités tous azimuts le desservent car elles laissent une image d’un artiste touche-à-tout. Pionnier en tout, on ne lui attribue aucune paternité.

Remarquons que Ben ne serait pas offusqué de cette vision de son parcours artistique. Celui qui, à ses débuts, proposait une version loufoque du roi Midas, déclare que tout ce qu’il signe, objets ou personnes, se transforme en œuvre d’art. En apposant sa signature sur des gens dans la rue, des amis ou encore sa famille, il crée ainsi les premières sculptures vivantes, longtemps avant Gilbert et George (né en 1943 et en 1942). Mais cette appropriation va plus loin et peut inclure selon lui « les trous, les boîtes mystères, les coups de pied, Dieu, les poules, etc. » Héritage duchampien ? Sans doute, mais sans le côté posé, légèrement pompeux du maître. Avec un grain de folie et une dose de poésie, Ben ne craint pas le ridicule. Dans les années 1970, il se promène sur la promenade des Anglais, arborant autour du cou un panneau où on peut lire : « Regardez-moi, cela suffit. »À un autre moment, il hurle tous les jours, à 18h33, pendant deux minutes, dans son magasin. Ainsi, la difficulté de faire le récit de cette trajectoire zigzagante vient du fait que, isolé, chacun de ces gestes, extirpé de son contexte, peut paraître dérisoire.

Dans ce vaste inventaire à la Prévert, de nombreux travaux, collages, assemblages, traces de happenings– photos, documents – alternent dans le plus rigoureux désordre. Surtout, cet agitateur d’idées est capable de les transmettre et de les faire fructifier par les autres. En 1963, il organise le premier festival Fluxus à Nice et devient ainsi le promoteur d’un art d’attitude reconnu par ses pairs. L’exposition qui inaugure le Centre Pompidou en 1977, « À propos de Nice » – en même temps qu’une autre exposition, qui présente Marcel Duchamp (1887-1968) – en est une consécration.

Déjà en 1972, Ben fait partie d’une manifestation devenue historique, organisée par Harald Szeemann et dont le titre « Quand les attitudes deviennent formes », semble comme inventé exprès pour lui. Si une partie des gestes éphémères de Ben ne laisse pas de trace matérielle, ce sont les mots qui remplacent l’image, tout en parlant, le plus souvent, de l’art. Avec ces écritures, l’efficacité impose la simplicité car il faut aller droit au message, éviter la complication, ne pas craindre la répétition, imposer une marque. Faussement naïf, Ben questionne, provoque, fait appel à la dérision – surtout à l’auto-dérision, bref, il fait bouger les lignes. À Blois, Le Mur des mots constitue l’une des œuvres les plus conséquentes de l’artiste : 300 plaques émaillées, composant une rétrospective de ses plus célèbres tableaux-écritures, sont installées sur la façade de la cour de l’École d’art de Blois et de la Fondation du doute. Communicant hors pair, l’artiste envoie depuis 1958 à des milliers de personnes du milieu artistique, ses newsletters, des billets fleuves, un mélange d’informations et de poèmes, le tout teinté d’humour. Artiste conceptuel ou amuseur public, il n’est pas certain de savoir laquelle de ces deux définitions lui aurait fait le plus plaisir.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°636 du 21 juin 2024, avec le titre suivant : Ben (1935-2024)

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