LILLE
L’exposition « Le rêve d’être artiste », présentée au Palais des beaux-arts de Lille dans le cadre de Lille3000, suggère comme horizon de ce rêve, qui commence ici à la Renaissance, un certain dévoiement des valeurs dans l’art contemporain.
Lille. « L’eldorado, pour l’artiste, c’est se faire un nom, vivre de son art, être reconnu.e de ses pairs, constituer une référence », postule l’exposition qui se tient au Palais des Beaux-Arts. Il s’agit donc de raconter « comment les artistes sont devenu.e.s des artistes. » Cette lapalissade recouvre une ambivalence : s’agit-il de démonter les mécanismes d’« une stratégie d’élévation sociale », ou bien d’interroger les conditions favorables pour « créer en toute liberté», selon les termes de ce même communiqué ? La distinction n’est pas anodine et aurait mérité d’être établie au départ. Mais les trois commissaires, Bruno Girveau, directeur de l’établissement, Delphine Rousseau, conservatrice, et Régis Cotentin, n’ont semble-t-il pas tranché.
En préambule, la série « Atelier » de Gautier Deblonde invite à scruter le théâtre de la création. De l’atelier d’Ellsworth Kelly à celui d’Antony Gormley, chacune de ses photographies est un décor déserté que l’on détaille avec attention, et un regard un brin voyeur puisque c’est permis. La suite du parcours, très didactique, est organisée en six parties thématiques comme autant de chapitres d’une histoire, chaque œuvre venant illustrer le propos développé.
La première section traite de la signature. Affirmation transgressive d’une posture d’auteur chez des moines copistes du Moyen Âge ; monogramme authentifiant les gravures à la pointe sèche d’Albrecht Dürer ; mise en abyme de la notion de postérité chez le peintre des ruines, Hubert Robert, qui grave son nom « dans le marbre » d’une Antiquité factice ; motif pointilliste fondu dans un paysage de Georges Seurat, La Grève du bas-butin à Honfleur (1886) : le sujet mériterait à lui seul une exposition. Il se clôt ici sur un parallèle suggéré entre logo de créateur et logiques de marque. Comme si avec Picasso, puis Warhol, l’artiste, en produisant de la valeur, s’était dissous dans le marché – et quand bien même, il paraît difficile de comparer ces deux-là.
La deuxième partie, consacrée à la naissance de l’écosystème de l’art, glisse de la naissance des académies à la constitution du « monde de l’art moderne », de « la bande à Manet » que dépeint Henri Fantin-Latour dans Un atelier aux Batignolles (1870) au petit cercle intellectuel réuni autour d’Apollinaire et ses amis (1909) vu par Marie Laurencin. Et s’étend jusqu’à la manipulation supposée des cours de l’art par un quatuor d’artistes conceptuels américains cadrés façon « usual suspects » sur fond de courbe du Nasdaq (Now Art Seemingly Deserves a Quotation) (2007) par Olivier Blanckart. L’artiste, une marionnette ?, interroge le cartel des Puppets (2009) de Philippe Parreno et Rirkrit Tiravanija. Manipulé ou manipulateur, il semble surtout, à l’issue de cette démonstration, n’avoir le choix, face à la financiarisation de l’art, qu’entre une complicité passive ou une participation active. L’alternative est mince. Dans un entretien publié dans le catalogue, Nathalie Heinich souligne que le carriérisme est suspect en art puisque l’on attend des artistes « qu’ils soient mus par leur seule vocation ». La sociologue cite, à l’appui, le principe de « l’économie inversée » de Pierre Bourdieu, selon lequel « dans le monde de l’art, on ne travaille pas pour gagner de l’argent, mais on gagne de l’argent pour pouvoir dégager du temps pour créer ».
Me, myself & I est le titre du premier ouvrage monographique, paru en 2008, consacré au travail de Bruno Peinado, rassemblant ses carnets de dessins et reprenant le titre d’une de ses séries. C’est également l’intitulé de la quatrième section qui oublie, c’est dommage, d’y faire référence, et s’intéresse à la question de l’autoportrait. L’occasion de s’attarder face au Self Portrait Submerged [voir ill.] de Bill Viola, ou devant un cibachrome Refiguration/Self-Hybridation No 2 (1998) d’Orlan marquant le début de son « tour du monde des standards de beauté ».
Le cinquième chapitre de l’exposition, « De la bohème au star-system », comporte un Gauguin curieusement glaçant, L’Atelier de Schuffenecker (1889), où se lirait l’expression de l’ingratitude du peintre, tandis que Thomas Struth, qui fut l’élève de Gerhard Richter, livre un somptueux portrait de l’artiste entouré des siens, The Richter FamilyI, Köln, 2002. L’exposition se termine sur la notion d’autodérision : à la vidéo de la publicité de Dalí pour les chocolats Lanvin, on préférera l’installation évolutive des pions de Gilles Barbier, Checkers (2015-2019), évoquant la partie d’échecs jouée par les délirants « mini-moi » en résine de l’artiste.
Alors que l’exposition tente d’éviter le déroulé chronologique, elle n’échappe pas, à l’intérieur de chacune de ses parties thématiques, aux raccourcis historiques, pas nécessairement favorables à la distance critique. On s’interroge aussi sur la projection, en guise de préambule, du clip « Picasso Baby », interprété en 2013 par le rappeur Jay-Z à la Pace Gallery de New York. Le chanteur américain y donne la mesure de sa mégalomanie dans un texte égrenant les lieux communs de l’art où il se compare à « Jean-Michel » (Basquiat) et à un « Pablo » des temps modernes. Il est vrai que six ans plus tard le roi du hip-hop investissait le Louvre le temps d’un tournage in situ. Mais il s’agit d’un tout autre sujet.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°531 du 18 octobre 2019, avec le titre suivant : Artiste, mode d’emploi