Animal intelligent, l’artiste ? Une intelligence à rebours, faite d’idées, de décisions, de gestes et de positions, mais aussi d’indécisions, d’incertitudes et de paradoxes
On leur accorde le savoir-faire ; ils font parfois ce qu’il faut pour le faire savoir. Mais de là à parler d’un savoir propre à l’artiste, d’un mode particulier de la connaissance, d’une intelligence spécifique… La voix du sens commun prend plutôt le contre-pied, comme le rappelle Miguel Egaña, au travers de la formule qui fait titre à son livre récemment paru chez Fage : ne dit-elle pas « bête comme un peintre » ? Il y a de la bête là-dedans, de la vérité d’instinct plus que d’intelligence construite, dans l’héritage complexe du romantisme qui, sous la figure du génie et du savoir extatique de l’artiste, croit en somme comme en religion : beati pauperes spiritu car les pauvres en esprit ont une foi simple et directe, sans les intercessions intellectuelles qui détournent de la connaissance vraie. Que l’on songe comment, romantiques malgré nous, nous partageons une conception de cette nature, comme Alan Bowness, le critique anglais, qui dirigea de manière décisive la Tate Gallery, à Londres, dans les années 1980, et initiateur entre autres du Turner Prize, dans le petit volume récemment traduit chez Allia sous le titre Les Conditions du succès.
Dans cette conférence de 1989, Bowness analyse l’accès à la reconnaissance de manière assez juste, à partir de sa propre expérience et d’exemples qui vont de Delacroix à Hockney, qui montrent que « la renommée artistique est prédictible » (p. 7). S’il développe cette affirmation sous les aspects de la rationalité discursive peu contestable du critique et de l’expert, il affirme aussi que « les artistes eux-mêmes sont toujours les premiers à reconnaître un talent exceptionnel » (p. 17). Comment ? Bowness ne le dira pas ! Mais Egaña met sur la voie dans le parcours qu’il fait de l’intelligence-artiste, des relations entre art et idée, entre artiste et philosophe. Bête comme un peintre ou comment l’esprit vient aux artistes prend la question par le revers, la contre-forme : au contour de la bêtise se dessine son autre.
Une intelligence contraire au système
Egaña va donc chevaucher entre Hegel et Breton, entre Kant et Nietzsche en passant par Baudelaire, en traversant beaucoup d’écrits et propos d’artistes et en accordant à la voix (et à la voie) de Duchamp celle d’un fil libre et sinueux au point de faire nœud autour de l’insaisissable esprit. Il conduit un parcours certes savant, mais à l’écriture et au ton allègres, vers un point de vue non dogmatique et assurément agnostique, qui dessine un portrait de l’artiste en animal intelligent, d’une intelligence contraire au système, faite d’idées, de décisions, de gestes et de positions, mais aussi d’indécisions, d’incertitudes et de paradoxes. Le paradigme de l’imitation, fondateur dans la tradition occidentale de Zeuxis à l’académisme est sans doute l’objet à tuer de la modernité, laissant l’image – dans la peinture en particulier mais sans doute pas seulement – orpheline. Le récit de cette mise à mort passe par la transformation de la relation au monde, relation qui s’incarne, dans la tradition pesamment masculine et largement établie en France que le surréalisme fait perdurer, dans la relation du peintre et du modèle : Duchamp n’est pas si loin du héros du Chef-d’œuvre inconnu de Balzac.
C’est cet imaginaire que parcourt librement Egaña, croisant des auteurs, Artaud, Raymond Roussel, des textes d’artistes, ceux des cubistes par exemple. Surtout, Egaña laisse leur place à des attitudes comme celle de l’ironie, du dandysme, de l’indifférence, toutes visitées par Duchamp. Il en fait une traversée dans le moderne, tissant le lien de l’art et de la vie dans une veine nietzschéenne (rejoignant celle qu’explorait brillamment déjà en 1977 l’essayiste Jean-Noël Vuarnet dans son Philosophe-artiste) et dressant, s’il le fallait, un portrait de plus de Duchamp en héros moderne.
Il reste pourtant à sonder ce qu’il en est de ces représentations, cette fois au XXIe siècle. L’on peut et l’on doit, comme le fait Éric de Chassey dans son Pour l’histoire de l’art (lire le JdA no 349, 10 juin 2011) songer historiquement et user activement de l’histoire, mais l’héritage du XXe siècle, Duchamp compris, se trouve devant de nouvelles dimensions tant du rôle de l’artiste que plus encore des usages du savoir et des savoirs. Yves Citton, dans L’Avenir des humanités – essai passionnant qui interroge le statut contemporain de la culture dans la société marchande mondialisée –, identifie cette question de l’interprétation comme enjeu face à l’accumulation quantifiée et tarifée de connaissances aujourd’hui. Il dessine sans doute là un territoire qui demeure celui, en particulier, des artistes, et d’une intelligence qu’ils ont en partage, en vis-à-vis sinon à l’égal d’autres modes de connaissance.
Alan Bowness, Les conditions du succès, traduction de Catherine Wermester, éd. Allia, 2011 (édition originale publiée à Londres en 1989), 64 p., 3 €, ISBN 978-2-8448-5404-9
Miguel Egaña, Bête comme un peintre ou comment l’esprit vient aux artistes, Fage Éd., Lyon, 2011, 192 p., 20 €, ISBN 978-2-8497-5231-9
Jean-Noël Vuarnet, Le philosophe-artiste, éd. Léo Scheer, 1977, réédition 2004, 240 p., 17 €, ISBN 978-2-8493-8009-3
Éric de Chassey, Pour l’histoire de l’art, éd. Actes Sud, Arles, 2011, 144 p., 18 €, ISBN 978-2-7427-9684-7
Yves Citton, L’avenir des humanités. Économie de la connaissance ou cultures de l’interprétation ?, éd. La Découverte, 2010, 204 p., 17 €, ISBN 978-2-7071-6009-6
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L’intelligence de l’artiste
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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°354 du 7 octobre 2011, avec le titre suivant : L’intelligence de l’artiste