SPECIAL 20 ANS - L’accroissement considérable du nombre d’expositions organisées dans le monde s’accompagne d’un emballement des liaisons public-privé visant à promouvoir de plus en plus tôt les artistes contemporains.
Parmi les transformations profondes qui ont affecté le monde de l’art depuis vingt ans, il en est une qui peut sembler à tous les acteurs de cet univers tellement évidente qu’elle n’a guère attiré d’attention précise : la croissance considérable du nombre des expositions temporaires. Si l’on se fie aux données, même partielles, de la base Artfacts.net, on recense plus de 280 000 expositions d’art ayant eu lieu dans le monde durant les années 2000, soit près de 540 événements par semaine en moyenne, ce nombre étant passé à 950 environ en 2012. Malgré le biais inévitable de cette source, plus exhaustive pour le présent qu’elle ne l’est sur le passé, on peut affirmer qu’il n’y a jamais eu autant d’expositions d’art que dans les deux dernières décennies, en particulier depuis dix ans : leur nombre en 2012 est deux fois et demie celui de 2003. Lorsqu’on se souvient qu’à la fin du XIXe siècle, l’exposition temporaire, qui émergeait alors, était vivement critiquée dans les musées parce qu’elle risquait d’introduire une « dictature de l’inédit », et que le système des galeries était encore loin d’être formé, on mesure combien cette croissance représente un phénomène majeur pour saisir les métamorphoses du monde de l’art bien au-delà de l’histoire récente. La mondialisation de l’art est depuis vingt ans le moteur principal de cet essor des expositions temporaires. De nouveaux musées et des centres d’art ont été créés de manière régulière sur tous les continents. Le nombre des artistes vivants susceptibles d’être montrés publiquement a augmenté dans de nombreux pays du Nord, mais aussi du Sud, de même que le nombre des intermédiaires de l’art, en particulier les galeristes. Plus de la moitié des expositions d’art de la dernière décennie sont imputables aux acteurs marchands, un tiers environ venant du secteur public. Il faut ajouter à ces facteurs d’inflation du nombre des expositions la multiplication des institutions et des manifestations temporaires, en particulier d’art contemporain, dans plusieurs grandes villes qui en ont fait un enjeu de leur politique culturelle. Celles-ci nourrissent, au nom de l’effet dit « Bilbao », l’espoir de retombées touristiques et économiques importantes. Au total, les frontières géographiques de l’art et de ses lieux de monstration ont donc été largement étendues depuis la fin de la guerre froide. La demande et l’offre d’expositions sont entrées depuis lors dans une spirale de renforcement réciproque à l’échelle mondiale.
Cette mondialisation est toutefois loin d’être également répartie. Pour la dernière décennie, Artfacts.net estime ainsi qu’un peu plus de la moitié du nombre total des expositions d’art dans le monde ont eu lieu en Europe, deux fois moins en Amérique du Nord et 6 % en Asie. S’il est probable que la croissance économique, le gonflement d’une classe bourgeoise et le développement des lieux d’art se poursuivent dans cette dernière région du monde, on peut alors prévoir que le nombre d’expositions augmente encore dans le futur.
Le couple galeriste-curateur
La contribution principale à cette augmentation est due aux galeries privées, qui ont organisé trois fois plus d’expositions en dix ans – même leur part varie peu dans le nombre total d’expositions. Avec les institutions publiques, elles sont aujourd’hui à l’origine de 90 % d’entre elles, une proportion qui, elle non plus, n’a guère changé. La place des espaces d’art du tiers-secteur augmente légèrement à l’échelle mondiale, le nombre absolu d’expositions qu’ils organisent ayant plus que doublé entre 2003 et 2012. Tous ces ordres de grandeur confirment l’intuition, formulée par la sociologue Raymonde Moulin au milieu des années 1980, d’une lente transformation du mode de valorisation de l’art. Au couple galerie-musée, cardinal en Occident après la Seconde Guerre mondiale, se substitue peu à peu celui du galeriste et de l’organisateur d’exposition, le plus souvent des « curateurs » [lire le JdA no 403, 13 déc. 2013], occupant un rôle structurant dans la sélection, la promotion et l’évaluation des œuvres. Là où l’exposition institutionnelle venait couronner une carrière d’artiste dans la configuration précédente du système de valorisation de l’art vivant, aucun artiste contemporain ne peut aujourd’hui faire carrière sans avoir vu son travail reconnu au début de son parcours dans des espaces non marchands, en parallèle de sa présence éventuelle en galerie. La baisse flagrante de l’âge moyen des artistes exposés dans les centres et les musées d’art contemporain trouve sa source dans cette transformation profonde de leur trajectoire professionnelle. Dans ce contexte, il est possible que la valeur marchande dépende de plus en plus du nombre des expositions hors galerie et de la notoriété des espaces où celles-ci ont eu lieu.
Acte de création
D’autres conséquences de cette centralité croissante des expositions temporaires dans la carrière d’un artiste et dans le monde de l’art restent encore à évaluer. L’importance accordée aux expositions s’accompagne ainsi du développement et de la diversification rapide des métiers de curateur, de régisseur, de scénographe, d’assureur et de transporteur d’art. Elle a certainement des incidences sur le type des œuvres montrées : certains critiques ont pu observer que les grands formats ou les dispositifs originaux étaient moins souvent montrés à cause de la standardisation qu’imposerait l’exposition en institution ou en galerie (1).
Toutefois, à côté de l’accroissement du nombre d’expositions, leurs formes esthétiques font l’objet, depuis vingt ans, d’une réflexion historique et théorique intense. L’hégémonie du white cube [l’espace d’exposition en tant que cube blanc] est à nouveau contestée. On a par ailleurs déjà commencé, comme avec « Quand les attitudes deviennent forme » (commissaire Harald Szeemann, Berne, 1969), remontée à la Fondation Prada parallèlement à la Biennale de Venise 2013, à réinterpréter des expositions du passé. Et plusieurs institutions, tel le Mamco à Genève, ont fait de l’exposition de protocoles d’exposition l’une de leurs lignes de recherche. Ainsi la diversité des types d’expositions pourrait-elle croître avec leur nombre, et l’exposition d’art, être de plus en plus reconnue comme une quasi-œuvre, un acte de création autonome.
Laurent Jeanpierre est professeur à l’université Paris-VIII
(1) Isabelle Graw, High Price. Art between the Market and Celebrity Culture, 2010, Sternberg Press, Berlin/New York
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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°410 du 28 mars 2014, avec le titre suivant : Une inflation galopante