Un rééquilibrage au profit de l’Europe s’est opéré. La diversité des pratiques, bousculées par le numérique, a considérablement agrandi le champ de la photographie d’art.
Aucune discipline n’a connu autant de bouleversements en aussi peu de temps d’existence ni n’a été révisée aussi régulièrement, sur le plan de la technique, de l’appréhension de son histoire comme de la place que les institutions lui ont accordée. Ces vingt dernières années, le numérique couplé au développement d’Internet a bouleversé les moyens, la pratique et les usages, tandis qu’en Europe la photographie conquérait du terrain dans la reconnaissance de son importance artistique par les musées, bien après les États-Unis, ici précurseurs.
Rééquilibrage des influences
Côté marché, les villes de Cologne d’abord, notamment pour la photographie contemporaine, Berlin pendant un temps, puis Londres et Paris sont devenues de vraies places marchandes, aussi fortes qu’aux États-Unis. Le salon Paris Photo (créé en 1997 par Rik Gadella et racheté en 2002 par Reed Expositions France) a très rapidement supplanté l’Aipad Photography Show, la plus grande foire de photographie, organisée depuis 1979 à New York et restée longtemps sans rivale. Grâce à sa foire, Paris, considérée jusque-là par les collectionneurs et marchands américains comme spécialisée dans le XIXe et la première moitié du XXe siècle, est chaque année en novembre la capitale de la photographie.
D’autres rééquilibrages importants avec les États-Unis se sont opérés ailleurs en Europe. Tandis que le marché valorisait la photographie plasticienne, l’école de Düsseldorf en particulier, avec à sa tête Andreas Gursky, des historiens, conservateurs, collectionneurs et galeristes ont bousculé les frontières, élargi les horizons et fait éclater les modèles dominants. L’édition en 1994 de la Nouvelle histoire de la photographie (éd. Bordas) sous la direction de Michel Frizot en est un des symptômes. Dans cet ouvrage de référence qui a formé (et forme encore) des générations d’historiens de la photographie en France, des chapitres inédits s’intéressent pour la première fois à la photographie anonyme ou d’amateurs (des albums de famille notamment) et à la photographie scientifique. Il ne s’agit plus de recenser les grands noms et les chefs-d’œuvre de la photographie, de les défendre afin d’affirmer la légitimité artistique du médium ou d’en dresser des modèles de prescription, mais de le considérer dans toute sa diversité, ses pratiques, ses usages et ses modalités de vision.
Cette explosion des catégories poursuivie, développée depuis par la nouvelle génération d’historiens et de conservateurs formée à l’histoire de la photographie – à la différence de la précédente,
totalement autodidacte –, défendue pareillement par des collectionneurs et des galeristes, a entraîné un renouvellement des expositions photo, un élargissement de leur propos. Mouvements (tel le surréalisme) et figures majeures du médium (André Kertész, Manuel Álvarez Bravo, Philippe Halsman ou Henri Cartier-Bresson, pour ne parler que d’expositions récentes ou en cours) sont replacés dans leur époque, tandis que leurs œuvres sont explorées au-delà des images « iconiques ». D’autres photographes historiques importants négligés, oubliés ou inconnus émergent régulièrement ; des décentrages s’opèrent, une attention est portée à la création en Afrique, en Asie ou Amérique du Sud, décloisonnant les genres et les territoires. Les scènes sont plus que jamais prolixes en auteurs comme en lieux de monstration, festivals et manifestations hors les murs. Parfois jusqu’à la confusion.
Réveil de la France
La France, berceau du médium, fut pourtant longue à donner une place de choix à la photographie, ses musées s’y montrant réticents. Si la Bibliothèque nationale de France fut la première institution à l’exposer dans les années 1970, grâce à Jean-Claude Lemagny, ancien conservateur des Estampes et de la Photographie, et si le Centre national de la photographie, fondé par Robert Delpire, a réveillé le Palais de Tokyo une décennie plus tard, il faut attendre la fin des années 1990 pour que les musées parisiens, bénéficiant de l’opiniâtreté de leurs conservateurs (tel Alain Sayag pour le Musée national d’art moderne-Centre Pompidou), l’exposent davantage, voire lui réservent des espaces spécifiques comme au Musée d’Orsay, à partir de 2002. Ainsi au Jeu de paume, dont les galeries, précédemment réservées à l’art contemporain ont fusionné en 2004, sous la direction de Régis Durand, avec le Centre national de la photographie et le Patrimoine photographique. À cet égard, la Mairie de Paris, avec le Mois de la Photo, une biennale mise en place en 1980 par Jean-Luc Monterosso, et l’ouverture en 1996 de la Maison européenne de la photographie, se révéla beaucoup plus entreprenante et surtout plus constante dans ses choix que le ministère de la Culture et les grands musées parisiens. Dans la cartographie des institutions prescriptrices, le MoMA de New York, au cours de ces deux dernières décennies a dû progressivement partager son « leadership » avec des institutions en Europe. Le Centre Pompidou, la Tate Modern à Londres, le Museum Folkwang à Essen (Allemagne) ou, en Suisse, le Musée de l’Élysée à Lausanne et le Fotomuseum à Winterthur, ou encore le Foam à Amsterdam ont produit à leur tour des discours pertinents. Sous l’impulsion d’une nouvelle génération de conservateurs, d’historiens de la photo (à l’exemple de Quentin Bajac, de Clément Chéroux ou de Michel Poivert en France), de fondations (Cartier-Bresson à Paris, Mapfre à Madrid ou A Stichting à Bruxelles…), de nouveaux lieux (Huis Marseille à Amsterdam, le Bal à Paris, la Maison de la photographie à Moscou), les propositions de grande qualité se sont multipliées.
Montrée, « surmontrée », la photographie n’échappe pourtant pas au revers de son succès populaire. Si elle n’a plus à revendiquer sa place, les expositions montées simplement autour d’un grand nom ou d’images constituent autant d’événements qui se sont démultipliés à l’envi. Non sans danger pour un médium à la portée de tous. Dans un univers saturé d’images et dans une société où le terme « artiste » est endossé comme distribué sans complexe ni doute, ces expositions entretiennent, renforcent les clichés et encouragent les amalgames.
L’ambiguïté de Richard Avedon
Sous le titre, « Évidence 1944-1994 », une importante rétrospective est consacrée à New York à Richard Avedon. Avec 150 photographies, le Whitney Museum of American Art retrace cinquante années de la carrière d’un incontournable dans l’histoire récente de la photographie […] Il n’est pas étonnant que la culture américaine en général, et les grandes métropoles comme New York ou Los Angeles, en particulier, capitales de la publicité, de l’édition et des arts graphiques, donnent à la photographie le statut d’art. Mais est-il justifié d’honorer du titre d’artiste cet immense artisan de l’image photographique ? (...)
Jane Mulvagh
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Des territoires élargis
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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°410 du 28 mars 2014, avec le titre suivant : Des territoires élargis