De la culture à l’industrie culturelle

Par Jean-Christophe Castelain · Le Journal des Arts

Le 26 mars 2014 - 1333 mots

SPECIAL 20 ANS - La mondialisation, la montée des pays émergents et la révolution numérique ont transformé le patrimoine, les musées, la création et le marché de l’art en véritables industries culturelles.

An 1994, c’est hier. Pour ceux âgés de plus de 35 ans, le siège de Sarajevo, le massacre des Tutsis au Rwanda, la présidence de Nelson Mandela, la mise en œuvre des accords d’Oslo entre Israéliens et Palestiniens ou l’ouverture du tunnel sous la Manche résonnent comme des événements récents. Et pourtant, depuis 1994 le monde a connu une telle accélération qu’à l’aune d’un XXe siècle tout autant pressé ces années comptent triple. Les mutations qui ont changé notre planète tiennent en trois mots : « mondialisation », « émergents » et « numérique ». En se conjuguant entre eux, le décloisonnement du monde sous l’égide d’un modèle économique américain dominant, le formidable développement d’une cinquantaine de pays, Chine en tête, et le nouvel empire du WorldWideWeb ont ouvert une nouvelle ère. La culture en général et le patrimoine, les musées et la création en particulier ne pouvaient pas ne pas être affectés par ce nouvel âge planétaire. Dans l’histoire, la prospérité économique d’une ville, d’une région, d’un État s’est toujours accompagnée d’une renaissance des arts. Depuis 1994, l’enrichissement général du monde (inégal selon les régions) a entraîné une forte augmentation de la production culturelle (création et diffusion). Mais alors que le PNB par habitant a crû en moyenne de 31 %, tous les indicateurs culturels (nombre de sites protégés, d’équipements, de manifestations, d’artistes, marché de l’art) ont été multipliés par deux, trois ou quatre selon les cas.

Plus qu’un changement d’échelle
La culture n’est plus depuis longtemps un geste désintéressé, produit par une élite pour une élite. Mais ce qui est nouveau depuis ces vingt dernières années, c’est que du maire au chef d’État, partout dans le monde, les dirigeants politiques considèrent la culture comme un levier de développement économique, et s’inspirent des techniques des entreprises commerciales pour attirer le public le plus large tout en essayant de monétiser cette audience. L’exemple le plus caricatural vient des pétromonarchies du Golfe qui, il y a encore quarante ans, n’étaient que des déserts relevant de la couronne britannique ; depuis quelques années, ces pays veulent devenir des destinations culturelles alors qu’il y a vingt ans les autres pays touristiques jouaient les seules cartes de la plage et du casino. Dans le même temps, les initiatives privées, le plus souvent venant de riches collectionneurs, se sont multipliées. De sorte que l’augmentation de la production culturelle depuis deux décennies n’est pas simplement une question de volume. Le changement d’échelle, les visées poursuivies et le recours aux techniques du marché ont fait entrer le patrimoine, les musées et la création contemporaine dans l’ère des industries culturelles au même titre que le cinéma ou les jeux vidéo.

L’industrie des reliques
Le raccourcissement des distances planétaires qu’a permis la baisse des coûts du transport aérien et le prodigieux, quoique inquiétant, maillage visuel du moindre endroit dans le monde (webcam, Google Street View) ouvert à tous sur Internet ont fait prendre conscience aux hommes de la « finitude » du monde, de son uniformisation progressive et ainsi de la nécessité de protéger son patrimoine identitaire. Lorsque la situation politique et économique le permet, villes, États ou organisations internationales inventorient, restaurent, réhabilitent leur bâti historique voire leurs paysages ou pratiques culturelles. Le nombre de biens inscrits sur la Liste du patrimoine mondial de l’Unesco a ainsi doublé, passant de 445 en 1994 à 981 en 2013. Tout comme a doublé le nombre de touristes sur la période avec une hyperconcentration sur certains sites, à l’instar du Parthénon et ses hordes de visiteurs estivaux. Le patrimoine est devenu un business qui fait vivre toute une région. Le tourisme représente maintenant 9 % du PIB mondial. Et lorsque surviennent des conflits, comme c’est le cas en ce moment en Égypte, c’est toute l’économie d’un pays qui souffre de la désaffection des touristes.
Partout aussi pays émergents et développés construisent ou rénovent des milliers de musées pour mettre à l’abri leurs œuvres d’art qu’ils tentent par ailleurs de récupérer lorsque l’Histoire, les conflits anciens ou les pillards contemporains les en ont dépossédés. Le nombre des musées a ainsi doublé aux États-Unis et triplé en Chine. En France, pays de longue tradition muséale où la plupart des grandes ou moyennes institutions ont été rénovées, il s’est ouvert depuis 1994 et il s’ouvre encore trois nouvelles structures par an en moyenne.

Installés à l’origine dans des édifices historiques souvent peu adaptés, les nouveaux musées ont tendance à occuper aujourd’hui des bâtiments industriels réhabilités (Tate Modern, Londres, 2000). Et quand une nouvelle construction s’impose, elle donne lieu aux concours les plus audacieux (Guggenheim Bilbao, 1997). Mais le geste architectural et la présence sur l’Internet (dont les institutions ont très vite compris l’intérêt depuis sa naissance officielle en 1989) ne suffisent pas à attirer le public. Chaque musée veut sa « Joconde », sa relique, son œuvre iconique pour faire venir en grand nombre les pèlerins, à l’image des cathédrales médiévales. Parfois seule une poignée de chefs-d’œuvre sont magnifiés, tels ceux de Claude Monet, Walter de Maria et James Turrell au Chichu Art Museum sur l’île de Naoshima au Japon.

Chaque musée, encore, organise à grands frais des expositions temporaires « événement », médiatisées comme une sortie de film pour le grand public. Le nombre d’expositions a sans doute été multiplié par trois ou quatre en vingt ans. Progressivement, de temples de la délectation savante, les grands musées se transforment en complexes culturels aux activités bien segmentées touchant des publics différents que l’on s’efforce de faire revenir. Pour autant, le numérique, si spectaculaire pour donner une seconde vie à des temples ou des monuments en ruine, n’a pas encore véritablement modifié l’expérience de la visite dans les musées. Les audioguides se révèlent jusqu’à présent peu sophistiqués. Fort heureusement, cette « industrialisation » n’a pas entamé le crédit des musées auprès du public et des professionnels.

L’emballement pour l’art contemporain
L’art contemporain et son marché ont également été profondément transformés par la mondialisation, la montée des émergents et le numérique. L’un et l’autre se faisant la courte échelle. Toutes les productions du passé ayant été élevées au rang d’art, le monde artistique se tourne alors vers la création contemporaine, par nature infinie et vecteur de modernité. Les pays du Nord, rejoints progressivement par les émergents, multiplient les lieux de diffusion de l’art contemporain : biennales, centres d’art, galeries, foires, musées, voire sites historiques, créant un formidable appel d’air. S’il est encore trop tôt pour caractériser les mouvements et tendances esthétiques de ces dernières années, quelques lignes de force se dégagent. Alors que les chiffres d’affaires les plus importants en ventes publiques concernent d’abord (selon Artprice) la peinture (Andy Warhol, Jean-Michel Basquiat, Francis Bacon), les grandes galeries internationales promeuvent des sculptures/installations tantôt provocatrices (Maurizio Cattelan), tantôt infantiles (Jeff Koons, Takashi Murakami). Il revient aux centres d’art et biennales de montrer toute la diversité de l’art actuel d’avant-garde, dont on peut retenir qu’il accorde moins d’attention à la forme plastique des œuvres, revendiquant plus une « expérience » de la visite. Alimenté par l’augmentation du nombre de riches qui ont plus que doublé en vingt ans, et l’apparition des collectionneurs-spéculateurs, le marché de l’art a au moins doublé en euros constants (selon Arts Economics). Il consacre à la fois l’emballement pour l’art contemporain (dont la part dans les seules ventes aux enchères est passée de 7 % à 22 %, toujours selon Arts Economics) et l’irruption de la Chine, qui rivalise dorénavant avec les États-Unis pour la première place du marché. Inimaginable en 1994 ! Le développement de la Chine reste cependant très endogène, les nouvelles fortunes chinoises achetant surtout de l’art chinois, tandis que les marchands chinois sont pour l’instant quasi inexistants à l’international.

Vingt ans après son invention, le concept d’« exception culturelle » est dorénavant mis à l’épreuve du passage de la culture à l’industrie culturelle.

SPECIAL 20 ANS - Les articles du dossier : 20 ans qui ont transformé le monde de l’art

 

Introduction

  • De la culture à l’industrie culturelle [+]
  • Vers un cinquième pouvoir [+]

Patrimoine

  • Les contradictions d’une époque [+]
  • La seconde vie numérique du patrimoine [+]
  • Paysage, immatériel... l’Unesco et ses listes [+]

Musées

  • Une nouvelle ère [+]
  • En Chine, un nouveau musée par jour [+]
  • Les musées, nouveaux lieux de recherche [+]

Restitutions

  • L’offensive des pays spoliés [+]
  • Opération « musées propres » [+]

Expositions

  • Une inflation galopante [+]
  • Les prêts d’œuvres, crispations et cristallisations [+]

Art contemporain

  • D’un monde à l’autre [+]
  • Les biennales, une mondialisation limitée [+]
  • La peinture, plus que jamais [+]

Photographie

  • Des territoires élargis [+]
  • Un marché de niche [+]

Design

  • Art et développement durable [+]
  • L’impression en 3D, une révolution [+]

Architecture

  • À l’ère du « cloud computing » [+]
  • L’évidence écologique [+]

Galeries

  • Une nouvelle économie [+]
  • Le monde de l’ancien passe doucement la main [+]
  • Un marché dopé par des riches toujours plus riches [+]

Ventes publiques

  • Un monde bipolaire [+]
  • Le lent déclin de Drouot [+]

 

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°410 du 28 mars 2014, avec le titre suivant : De la culture à l’industrie culturelle

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