Art contemporain

D’un monde à l’autre

Par Frédéric Bonnet · Le Journal des Arts

Le 26 mars 2014 - 1584 mots

SPECIAL 20 ANS - La mondialisation a favorisé l’émergence de nouvelles scènes artistiques et la multiplication de lieux de diffusion d’un art actuel devenu très à la mode.

Dire que le champ de l’art contemporain a connu des évolutions au cours des vingt dernières années relève du doux euphémisme. Car plus que des changements, ce sont de profondes mutations qui l’ont traversé, redéfinissant tant les contours de ses territoires que la manière dont le public s’est emparé d’une pratique qui a repensé ses modes de production et d’exposition.

Élargissement géographique
La mutation majeure tient dans un bouleversement jamais vu auparavant de la géographie de l’art, à la faveur de l’évolution rapide comme de la prise de conscience de l’importance de la mondialisation. Certes, les artistes chinois ou arabes n’ont pas été subitement découverts, mais force est de ­constater que le temps de la domination ­géographique de l’Occident est largement révolu. En premier lieu, l’accélération des déplacements a ouvert de nouveaux territoires, toujours plus ­facilement accessibles ; mais surtout, il y a désormais bien plus à y voir. Les zones auparavant désignées comme périphériques s’enorgueillissent à raison d’engendrer des scènes artistiques discernables et de plus en plus reconnues. Le Mexique est à cet égard un exemple frappant ; sa création, invisible entre les années 1960 et 1980, a connu un effet de loupe avec les débuts du succès à l’étranger de Gabriel Orozco au milieu des années 1990, prélude à un vaste mouvement de consolidation d’une véritable et puissante scène locale dont Francis Alÿs est devenu à son tour une figure emblématique. En Amérique latine, au-delà des deux locomotives désormais clairement identifiées que sont le Mexique et le Brésil, émergent progressivement de nouvelles générations dynamiques et innovantes, en Colombie, en Équateur et au Pérou notamment. La Chine ou l’Inde fournissent également leur contingent d’artistes.

À chaque région sa biennale
La démultiplication des biennales participe de la visibilité de ces nouvelles scènes. Si chaque continent possédait une ou plusieurs ­manifestations d’importance avant 1994 (São Paulo, Dakar, Sydney, Taïpeh, La Havane…), il n’est pas une région du monde qui ne se soit dotée au cours des vingt dernières années d’un événement de ce type, dont l’Asie et l’Amérique du Sud proposent des développements particulièrement marqués. Ces biennales s’affirment aujourd’hui comme des espaces vitaux de révélation, de production, de discours et de diffusion de l’art contemporain. De la même manière, l’édification de musées s’inscrit dans une stratégie volontariste des pays afin d’exister sur le planisphère de l’art ; l’un des exemples les plus frappants est le Moyen-Orient. La région s’est lancée dans des travaux titanesques, en particulier avec le pôle de musées appelés à s’ouvrir sur l’île de Saadiyat à Abou Dhabi – comprenant le Louvre, le Guggenheim… Le Qatar n’est pas en reste, qui, après le Musée d’art islamique inauguré à Doha en 2008, s’est pourvu en 2010 d’un musée d’art moderne et contemporain, le Mathaf, et prévoit l’ouverture de plusieurs institutions dans les années à venir.

Enfin, les foires d’art contemporain ont, elles aussi, poussé comme des champignons sur ces nouveaux territoires, avec des succès qualitatifs et commerciaux divers, mais elles attestent de nouvelles formes de confiance régionales. L’évolution de la foire la plus puissante, Art Basel, témoigne des bouleversements qui se sont opérés au cours des deux décennies écoulées. Les visiteurs du salon suisse en 1995 peuvent se souvenir de l’uniformité régnante quant à l’origine géographique des exposants. Deux blocs se faisaient face : l’Europe – essentiellement représentée par l’Allemagne, la Suisse, la France, la Belgique et quelques autres pays – et les États-Unis. Ce n’est qu’à partir des années 2000 qu’une sélection de galeries provenant de « nouvelles » contrées a été ­intégrée.

Vocabulaire du « cool »
La mondialisation à l’œuvre depuis deux décennies accompagne un phénomène de croissance exponentielle de l’offre et de la diffusion. Ceci en raison de la diversification des territoires, mais pas seulement. Car c’est bien l’image de la création contemporaine qui a progressivement muté aux yeux du grand ­public.­ Certes les contempteurs de l’art contemporain sont encore légion, mais les files d’attente un soir de vernissage devant le Palais de Tokyo ou quasi quotidiennement devant le Centre Pompidou attestent manifestement d’un changement dans sa perception. Si l’offre s’est fortement élargie, notamment par le nombre accru des structures de diffusion – galeries, musées, centres d’art ou collections privées –, parallèlement à une amplification de l’audience, c’est en partie parce que l’art contemporain est devenu « tendance ». Il participe désormais d’une esthétisation du quotidien que chacun fait sienne selon ses moyens, qui en allant visiter une exposition dont il ressortira avec un poster ou un portefeuille Vuitton signé Takashi Murakami, qui en acquérant directement une œuvre de l’artiste.

Malgré une crise économique qui, depuis 2008, secoue le monde entier, le marché de l’art n’a cessé de croître en valeur. Là encore la mondialisation est à l’œuvre : dans les grandes foires, la clientèle est plus internationale que jamais et les riches collectionneurs asiatiques, latino-américains ou indiens sont particulièrement courtisés, puisque ceux-ci compensent par leurs achats les défaillances dues à la crise de quelques acteurs, notamment américains. Mais les questions de goût interviennent également, à une époque où le marché est dominé par des artistes – Jeff Koons, Keith Haring, Damien Hirst… – qui ont imposé un lissage de codes populaires à travers une esthétique léchée, ­colorée, acidulée, en bref une sorte de vocabulaire du « cool » devenu un nouvel académisme. Le boom du marché tient donc à une double dynamique, qui voit d’un côté de nouveaux amateurs fortunés s’intéresser à l’art en faisant le saut de l’acquisition, et de l’autre des « méga collectionneurs » de plus en plus tentés par l’ouverture de leurs propres espaces. Ayant accéléré ses acquisitions au début des années 2000, François Pinault s’est installé, après le projet avorté d’une fondation sur l’île Séguin (Hauts-de-Seine), à Venise au Palazzo Grassi en 2006, avant de jeter en 2009 son dévolu sur la Pointe de la Douane. En 2006 également, Bernard Arnault annonçait la création de la « Fondation Louis Vuitton », dont le siège, un bâtiment de Frank Ghery, devrait ouvrir en 2015, année où le collectionneur Eli Broad entend inaugurer à Los Angeles son propre bâtiment, « The Broad ». Dès 2001, c’est le Mexicain Eugenio López Alonso qui donnait une forme juridique à la Collection Jumex tout en ouvrant un lieu d’exposition à la périphérie de Mexico.

Peinture et vidéo
Du point de vue de la vie des formes, la période a elle aussi connu quelques péripéties, avec en particulier un spectaculaire ­retour au premier plan du médium « peinture » que d’aucuns, dans les années 1980, sans doute un peu vite, avaient voulu enterrer. L’irrésistible ascension de peintres tels Peter Doig, John Currin, Yan Pei-Ming ou, parmi les plus jeunes, Wilhelm Sasnal, Josh Smith ou Oscar Murillo, en fait foi. De même que l’explosion sur le marché de quelques personnalités confirmées comme Christopher Wool, Rudolf Stingel ou Luc Tuymans.

Alors que dans le champ photographique se sont imposés les noms de Wolfgang Tillmans, Thomas Demand, Sharon Lockhart ou Rineke Dijkstra, émerge une nouvelle forme de réflexion sur l’image, au lien parfois ambigu avec la peinture, développée notamment par Kelley Walker et Wade Guyton. Entre la peinture et la vidéo, c’est un peu un jeu de chaises musicales qui s’est installé. Très à la mode au milieu des années 1990, cette dernière a progressivement vu sa part se réduire, non chez les artistes mais dans les foires, qui n’en montrent plus guère, parfois pour d’évidentes raisons de commodité. Le médium est cependant loin d’avoir disparu. Douglas Gordon, dont la pratique est certes bien plus diverse mais néanmoins fortement orientée par le film, figurait au 14e rang des artistes les plus exposés en 2013 (voir ci-dessous), tandis que le succès d’un Steve McQueen ou d’un Anri Sala ne se dément pas. La France peut s’enorgueillir d’avoir vu au cours de la période un changement substantiel du regard porté sur ses artistes ; grâce à la voie ouverte par Pierre Huyghe, Philippe Parreno et Dominique Gonzalez-Foerster, l’art hexagonal a retrouvé une audience à l’étranger. La période se caractérise également par une plus grande visibilité de pratiques frondeuses et portées par un sens consommé de l’ironie ou de la provocation, incarné par les Young British Artists – Jake et Dinos Chapman, Tracey Emin… –, suivis par des figures comme Maurizio Cattelan, Urs Fisher ou Francesco Vezzoli. Quant au numérique, si, profi–tant du boom de l’Internet et des médias digitaux, il a fait une arrivée remarquée dans le monde de l’art, permettant le développement de nouvelles ressources, l’engouement qu’il a suscité sur le plan de la création vers la fin des années 1990 est très vite retombé. Il ne reste rien des œuvres spécialement conçues pour Internet par quelques artistes en pointe sur le sujet, de même que ne sont plus en odeur de sainteté les « médias électroniques ». Sans doute est-ce symptomatique du pouvoir d’attraction toujours renouvelé de l’art, car, matière à réflexion pour certains, il demeure pour beaucoup une matière, tout simplement.

Il y a 20 ans

La disparition de Donald Judd

Donald Judd est mort à New York le 12 février [1994] à l’âge de 65 ans. Fondateur et théoricien du minimalisme avec Robert Morris, il reçut une formation de plasticien et de philosophe. Il est resté, sa vie durant, fidèle à ses premières analyses de l’art contemporain qu’il avait d’abord développées dans de nombreuses critiques d’art au début des années soixante. (...)

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°410 du 28 mars 2014, avec le titre suivant : D’un monde à l’autre

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