Le commissaire d’exposition d’art contemporain, dont une enquête universitaire confirme la diversité des statuts, a pris de l’importance depuis les années 1980. C’est pourtant la précarité qui caractérise le mieux cette pratique.
Lorsqu’on ne s’étonnera plus de l’explosion des prix de vente des œuvres ou de la multiplication des foires d’art contemporain, que l’on ne dénoncera pas l’indécence de ses « méga-collectionneurs » ou l’amoralité de ses artistes les plus cotés, il restera encore quelques interrogations au sujet du monde de l’art. Depuis quelques années, la figure du commissaire d’exposition concentre les regards et les polémiques. Beaucoup s’inquiètent de son pouvoir. N’est-ce pas le commissaire d’exposition qui sélectionne désormais les artistes, fait et défait les réputations et, par là, affecte les prix et les cotes ? N’a-t-il pas tendance à occuper le devant de la scène au point de se dire « auteur » à son tour et de supplanter l’artiste, qui aurait perdu à cause de lui une bonne partie de son indépendance et de sa liberté créatrice ?
Pendant que les détracteurs du commissaire d’exposition se font entendre, les publications visant au contraire à le défendre ou à mieux connaître ses pratiques se multiplient. Dans les départements d’histoire de l’art, l’acte d’exposition est réévalué par certains qui l’élèvent au rang de l’acte créateur. Les programmes d’études « curatoriales » se multiplient dans les écoles d’art ou les établissements spécialisés. Des revues consacrées au curating ont été créées en développant ses enjeux théoriques (comme Manifesta Journal, Amsterdam) ou de critique esthétique (telle The Exhibitionist, Cambridge, Massachusetts). La catégorie même de « curating », importée de l’anglais dans la langue française, circule aujourd’hui au-delà des frontières de l’art pour désigner des pratiques variées de programmation culturelle.
La figure du commissaire
Ce mélange de défiance et d’enthousiasme pour la figure du commissaire d’exposition n’a cependant rien d’étonnant pour le sociologue. Dans les mondes de la culture, il s’agit même d’un phénomène banal qu’un intermédiaire apparaisse, lequel se place entre l’offre et la demande, comme ce fut le cas auparavant de l’éditeur, de l’impresario ou du manageur de groupes de musique. Laudatif ou dénonciateur, le discours sur ces positions se concentre souvent sur quelques figures phares qui ne sont pas représentatives du métier dans son ensemble.
Comme toute sphère spécialisée, le monde des commissaires d’exposition recrée sans cesse un panthéon disputé. Il a aujourd’hui ses précurseurs, à l’image d’Harald Szeemann, de Pontus Hulten, de Lucy Lippard ou de Jean-Hubert Martin. Des artistes pourraient s’y mêler, qui, comme les constructivistes russes, Duchamp ou les surréalistes au siècle dernier, ont été certainement les premiers à penser les formes de l’exposition. L’univers du commissariat a aussi ses « stars » et ses promoteurs infatigables, reconnus pour leurs grandes expositions et leur aura internationale, ainsi Hans Ulrich Obrist ou Daniel Birnbaum, Hou Hanru ou Okwui Enwezor… Il produit en outre depuis la fin des années 1990 ses théoriciens « indigènes », comme Ute Meta Bauer ou Paul O’Neill, Jens Hoffmann ou Beatrice von Bismarck. Il a enfin ses contempteurs célèbres, à l’exemple de Daniel Buren, et ses partisans décomplexés, tel Éric Troncy. Il reste que ce regard des professionnels de l’art actuel sur les commissaires se concentre sur une infime partie de ce qu’est l’activité.
Pour mesurer celle-ci, nous conduisons donc depuis 2008, avec Séverine Sofio (sociologue et chercheure au CNRS) et Isabelle Mayaud (historienne, doctorante à l’EHESS), une enquête sociologique par questionnaires puis par entretiens approfondis sur les commissaires d’exposition d’art contemporain en France (1).
Désignation variable
Plutôt que de partir d’une définition préalable et limitée de la pratique du commissariat, nous avons tenu compte du fait que celle-ci était elle-même un enjeu de luttes, en particulier dans le cadre d’une activité en cours de structuration. À tel point qu’il n’existe pas d’accord, à l’heure actuelle, sur la désignation de soi qui conviendrait le mieux pour le métier. En effet, alors que quatre répondants sur dix se disent « commissaires », la moitié d’entre eux se déclarent « curateurs », les autres se présentant par le biais d’une autre de leurs activités. L’enquête témoigne ainsi de la diversité des pratiques actuelles d’exposition d’art contemporain et des agents qui les conduisent. Elle montre en particulier la situation socialement singulière de ceux qui sont capables de revendiquer, pour se définir professionnellement, la seule étiquette de « commissaires » ou ses équivalents étrangers, et de ceux, beaucoup plus rares encore, qui survivent économiquement avec cette seule activité.
L’essor de la figure du commissaire en France ne peut se comprendre qu’à partir de l’inflation soudaine de la demande d’expositions d’art contemporain, ceci à partir du milieu des années 1980 avec l’ouverture, sous le ministère Lang, des Fonds régionaux d’art contemporain et des centres d’art. S’y sont ajoutés peu à peu des lieux indépendants développés par les diplômés d’écoles d’art ainsi que les biennales et les festivals. À l’échelle internationale aussi, l’augmentation du nombre d’artistes et de la demande d’expositions est la cause principale du développement du « curating ».
Si la situation française demeure particulière, c’est en raison du soutien public important au secteur et de l’existence d’un corps restreint de conservateurs de musée – dont le concours d’accès est ouvert depuis 2001 spécifiquement à l’art contemporain – là où les curators des pays anglophones peuvent être soit des personnes chargées de la mise en valeur de collections permanentes, soit des organisateurs d’expositions temporaires. Dans ce contexte, plus de huit cents personnes ont répondu à notre enquête et reconnu ainsi qu’elles considéraient exposer, pour d’autres qu’eux-mêmes, de l’art contemporain.
Jeunesse
S’il n’existe pas de barrières réglementaires à l’entrée de l’activité de commissaire d’exposition d’art contemporain, comme c’est le cas pour les conservateurs ou les professions libérales, ce qui explique aussi l’attrait important de l’activité, celle-ci n’en est pas moins régie par des « droits d’entrée » spécifiques. Les commissaires d’exposition d’art contemporain présentent par exemple des origines sociales favorisées : la proportion d’enfants de cadres supérieurs et de professions libérales (41 %) y est beaucoup plus importante qu’au sein de la population active. Parmi les commissaires issus de ces catégories socioprofessionnelles, 40 % d’entre eux ont un père artiste ou architecte et 30 % une mère investie dans des activités créatives, ce qui constitue une spécificité remarquable.
L’activité d’exposition en art contemporain est par ailleurs un peu plus féminisée que ne l’est la création artistique. Mais les facteurs âge et sexe apparaissent corrélés : parmi les commissaires actifs aujourd’hui, c’est dans les générations les plus jeunes que l’on trouve la plus grande proportion de femmes. Prise globalement, la jeunesse de la population des commissaires est un fait frappant, puisque moins d’un répondant sur cinq actifs aujourd’hui a plus de 50 ans. Enfin, à la surreprésentation francilienne mise en évidence par les enquêtes sociologiques sur les conservateurs, correspond au contraire une nette majorité de provinciaux de naissance parmi les praticiens de l’exposition (71 % de la population totale). Notons aussi qu’un commissaire sur cinq déclare travailler principalement à l’étranger.
Trois profils
L’enquête a surtout permis de circonscrire trois profils de commissaires qui divisent la population soumise à l’enquête en ensembles presque équivalents. Le premier groupe comprend des commissaires souvent salariés en structure, publique, marchande ou associative, plus rétribués que la moyenne et majoritairement actifs en province ou à l’étranger. Ce sont principalement des hommes, en moyenne plus âgés que le reste de la population enquêtée, parmi lesquels se recrute la seule fraction économiquement stable du métier, qui est aussi celle qui est beaucoup moins « pluriactive ».
Le second profil correspond à celui des commissaires dits « indépendants ». Ils représentent le seul groupe paritaire en termes de genre. Les individus qui en font partie sont majoritairement trentenaires et parisiens même si certains travaillent parfois ponctuellement en province ou à l’étranger. Plus diplômés – un grand nombre d’entre eux ayant fait plus de cinq ans d’études après le lycée –, ils ont souvent un statut de travailleurs indépendants. Peu d’entre eux persistent dans cette situation professionnelle au-delà de l’âge de 40 ans, mais ceux qui continuent à pratiquer le commissariat entrent alors souvent dans le premier groupe en étant recrutés comme commissaire salarié ou directeur d’un centre d’art. Chez ces commissaires dits « indépendants », la part du revenu annuel imputable aux projets d’expositions reste réduite : environ mille euros ou moins.
Précarité
Les « artistes-commissaires », dont l’enquête a montré à quel point ils sont nombreux, constituent un troisième profil, nettement différent des deux autres types. Ces commissaires d’un genre particulier sont très souvent bénévoles, puisque, en dépit d’une activité relativement intense, la contribution de leur activité d’organisateur et de concepteur d’expositions à leur revenu annuel est presque toujours nulle. Ils travaillent peu ou pas en institution : l’essentiel de leur activité se fait en indépendant ou dans un cadre associatif. Et cette catégorie semble regrouper des individus plus souvent proches de la quarantaine et moins diplômés (niveau égal ou inférieur à bac 3) par rapport au reste des répondants.
Loin de constituer un groupe unitaire, les commissaires d’exposition sont donc divisés en sous-groupes différenciés auxquels sont attachées des conceptions bien distinctes du monde de l’art, de l’activité, de la relation aux artistes, sans même parler des esthétiques de l’exposition. Lorsqu’on s’éloigne des superstars du métier, on fait face à une activité marquée avant tout par la précarité (un commissaire sur cinq, seulement, est en CDI), l’intermittence, une part importante de bénévolat et des difficultés techniques très grandes pour se faire rémunérer.
Sur le plan économique et professionnel, la vie des commissaires en tant que groupe est donc plus proche de la vie d’artiste que de celle des conservateurs de musée. Toutefois, et contrairement aux artistes, les commissaires ont aussi le sentiment de ne pas être assez reconnus par l’administration et le grand public.
Plutôt que le pouvoir de sélection et de construction des valeurs de quelques-uns, c’est donc l’attraction paradoxale dont jouit un métier aussi précaire et incertain qui devrait d’abord intriguer ceux qui s’intéressent à l’art contemporain.
(1) Une 1ère version a été publiée sous ce titre : « Laurent Jeanpierre, Séverine Sofio, Les commissaires d’exposition d’art contemporain en France. Portrait social », rapport d’enquête remis à l’association Commissaires d’expositions associés, Paris, sept. 2009, c-e-a.sso.fr/enquete-sociologique/
Les commissaires d’exposition disposent depuis 2007 d’une association (Commissaire d’exposition associés, C-E-A) qui les représente face aux pouvoirs publics. Forte d’une centaine d’adhérents, celle-ci milite pour une reconnaissance juridique et sociale de la profession. « C’est notre première préoccupation », souligne sa présidente, Raphaële Jeune, qui travaille sur plusieurs chantiers à la fois : la rédaction d’un contrat-type entre un commanditaire et un commissaire d’exposition, la reconnaissance d’un « droit d’auteur » (lire p. 24), et, de manière plus générale, le recensement de toute information susceptible d’aider ses adhérents. « Il n’y a plus de doute sur la réalité du travail de commissaire », affirme-t-elle tout en pointant la difficulté de fédérer des acteurs aux profils très diversifiés.
Bénéficiant d’une petite aide financière de l’État qui lui permet de rémunérer une coordinatrice à temps partiel, et d’une résidence à Mains d’œuvres, un lieu « multiple » aux abords des puces de Saint-Ouen, C-E-A diffuse ses informations dans le cadre de tables rondes, journées d’étude, d’un livre blanc en préparation et sur son site Internet (www.c-e-a.asso.fr).
Si la catégorie des critiques commissaires est historiquement la plus identifiée, c’est
aussi la plus diverse comme en témoigne le profil de plusieurs auteurs réguliers du
Journal des Arts qui sont aussi commissaires d’exposition. Archéologue et historienne de
l’art de formation, Bérénice Geoffroy-Schneiter partage ses activités entre le
journalisme et la publication d’ouvrages sur les arts extra-européens dont elle est
spécialiste. C’est cette expertise reconnue qui a incité la Maison rouge, à Paris, à lui
confier en 2010 le co-commissariat de « Voyage dans ma tête, la collection de coiffes
ethniques d’Antoine de Galbert ». Itzhak Goldberg enseigne l’histoire de l’art à
l’université de Saint-Étienne. Sa thèse, qui portait sur le visage, l’a conduit à être
l’auteur d’une exposition intitulée « Le Visage qui s’efface, de Giacometti à Baselitz »
et présentée à l’Hôtel des Arts de Toulon en 2008. En parallèle à ses activités de
journaliste à Libération (depuis 1983) et au Journal des Arts, et à celles d’enseignant à
l’Icart (depuis 1984), Henri-François Debailleux assure le commissariat d’exposition
d’art contemporain depuis 1987, dans des musées ou des galeries. Il a ainsi récemment
conçu l’exposition de Lee Bae au Musée d’art moderne de Saint-Étienne (2011), de Philippe
Favier à la Maison européenne de la photographie à Paris (2013), de Marlène Mocquet à la
Maison des Arts de Malakoff (2013) ou de Mrdjan Bajic à galerie parisienne RX (2013).
Frédéric Bonnet collabore au Journal des Arts depuis plus de huit ans. Il est le
coauteur d’une importante rétrospective de General Idea montrée en 2011 au Musée d’art
moderne de la Ville de Paris et à l’Art Gallery of Ontario au Canada. Auparavant, il a
été co-commissaire de « Gérard Gasiorowski. Recommencer, commencer de nouveau la peinture
», au Carré d’art de Nîmes en 2010, de « La Invención de lo cotidiano. Collections du
Musée national d’art et de la Collection Jumex » au Museo nacional de arte à Mexico, en
2008, et, la même année, de « Mike Nelson. Le Cannibale (Parody, Consumption and
Institutional Critique) » à la Villa Arson à Nice. À L’Œil, l’autre publication du groupe
Artclair, Philippe Piguet relève de la catégorie « stakhanoviste » : infatigable critique
d’art, enseignant et commissaire prolifique, son blog donne à peine la mesure de ses
activités (philpiguet.over-blog.com/).
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Les figures du « curateur »
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°403 du 13 décembre 2013, avec le titre suivant : Les figures du « curateur »