Patrimoine

Les contradictions d’une époque

Par Françoise Benhamou · Le Journal des Arts

Le 26 mars 2014 - 2026 mots

SPECIAL 20 ANS - Alors que le concept de patrimoine ne cesse de s’élargir tout comme l’intérêt du public pour les « vieilles pierres », l’impératif économique et les flux touristiques posent de nouveaux problèmes.

Vingt années, ce n’est pas grand-chose lorsqu’il s’agit de patrimoine. Le patrimoine appelle la longue durée, la lente évolution des manières de conserver et de valoriser.

Les « fondamentaux », pour reprendre un terme plus souvent employé dans le monde de la finance que dans celui de la culture, ne changent guère : le legs aux générations futures, le nécessaire rapport à l’histoire et à l’histoire de l’art, dans la lignée de la loi française de 1913, l’addition permanente au stock de ce que l’on souhaite conserver, et, pourrait-on ajouter, le manque d’argent structurel.

Mais derrière ce sentiment d’un monde qui vivrait à l’abri de l’accélération que nos temps modernes imposent, se dessinent de vrais changements : montée d’une approche globale du patrimoine, induisant tout à la fois des solidarités et des concurrences ; emballement de la volonté de conserver, avec l’élargissement du concept qui l’accompagne. Et aussi explosion du tourisme international du fait de la montée des pays émergents, nouvelle approche de la question des financements et de l’articulation public/privé, et renforcement des préoccupations économiques.

Le fol élargissement
Le patrimoine, ce n’étaient déjà plus seulement les vieilles pierres en 1994. Mais le concept n’a cessé de s’enrichir, porté par le besoin de mémoire et les préoccupations identitaires caractéristiques d’une période de bouleversements, où les rapports de force entre les pays et entre les cultures se redéfinissent. Des programmes de reconstitution du patrimoine témoignent de la volonté de rappeler l’existence d’un monde qui se perd. À Sharjah, l’émirat s’apprête à reconstruire la vieille ville de pêcheurs dont il ne reste pourtant plus rien. À Dresde, la Ville reconstitue la cité d’avant les destructions.

Trois sources d’enrichissement se sont renforcées durant les vingt dernières années : vers la nature, les paysages et la biodiversité, vers l’immatériel, et vers le toujours plus récent. La parenté entre diversité culturelle et biodiversité entre dans les textes européens. Catherine Lalumière, députée française au Parlement européen, écrit en 2000 : « on parle d’ailleurs de plus en plus souvent non pas d’exception culturelle (l’expression est trop négative et restrictive), mais de diversité culturelle, l’objectif étant d’éviter l’uniformisation du monde en préservant la diversité des cultures comme on le fait en défendant la biodiversité pour conserver la diversité des espèces. »

Quant à l’immatériel, il revêt deux dimensions : la recherche de la valorisation de la dimension immatérielle du patrimoine tangible (la marque « Louvre » louée à prix d’or à Abou Dhabi, la volonté de valoriser les marques « Versailles », « Paris », mais aussi celles du MoMA à New York ou de la Grande Muraille de Chine, etc.), et le patrimoine immatériel (coutumes, langues, expressions artistiques…).

Le patrimoine du XXe siècle demeure inégalement aimé. N’a-t-on pas détruit le siège français des laboratoires Novartis à Rueil-Malmaison alors que le bâtiment témoignait de nombreuses innovations architecturales signées Bernard Zehrfuss, Jean Prouvé, Charlotte Perriand, Martin Burckhardt ? Ce n’est là qu’un exemple pris dans une liste mondialisée sur laquelle aucun pays ne manquerait de figurer.

Raison et déraison
L’engouement pour le patrimoine a une dimension mondiale. Au Pérou où le tourisme patrimonial est tout particulièrement développé, de jeunes touristes venus du monde entier travaillent bénévolement à des projets culturels. La préoccupation patrimoniale a pris corps aussi au travers de la volonté de récupérer des objets pillés ou achetés à bas prix dans des pays pauvres par des marchands peu scrupuleux, avec la complicité d’acteurs locaux. La sensibilité du public aux destructions (les Bouddhas de Bâmiyân, la ville d’Alep, les mosquées et mausolées de Tombouctou) est toujours plus importante, à l’image de la multiplication des violences faites au patrimoine dans nombre de régions du monde. Les émotions collectives, malheureusement le plus souvent impuissantes à renverser le cours des choses, s’expriment tout particulièrement à l’occasion d’événements spectaculaires ; mais elles sont moindres lorsque les déprédations s’étirent dans le temps (telle la lente destruction de Beyrouth).

La malédiction du succès
Le tourisme mondial a connu une très forte croissance en vingt ans : au total, 1,087 milliard de touristes se sont déplacés d’un pays à l’autre en 2013. En 1994, ils n’étaient que 500 millions (1). L’OCDE évalue la part des voyages culturels à 40 % du total contre 37 % en 1995. Si l’Europe constitue encore une bonne part de ces flux, deux traits sont à souligner : d’une part, la montée de la Chine, premier marché émetteur de tourisme au monde, en phase avec celle des classes moyennes d’autres pays émergents ; et d’autre part le tassement des flux vers les destinations à risque, y compris parmi les pays dont la richesse patrimoniale est de premier plan comme l’Égypte. En France, la moitié de la fréquentation des 9,2 millions de visiteurs de la centaine de monuments gérés par le Centre des monuments nationaux (CMN) dépend de cinq édifices (Arc de Triomphe, Sainte Chapelle, Panthéon, Conciergerie et tours de Notre-Dame). Partout dans le monde, s’exprime une sorte de « star-system » des lieux patrimoniaux aux termes duquel certains sont surencombrés et d’autres désespérément vides.

L’effet de l’encombrement est visible en bien des lieux, Venise, le Machu Picchu, Angkor. Les temples millénaires d’Angkor étaient dans un état désastreux au début des années 1990. Le site, inscrit sur la Liste du patrimoine mondial en 1992, est devenu un levier de croissance à travers l’économie touristique. La fréquentation s’accroît de 25 % par an en moyenne depuis lors (soit 4 millions de touristes prévus en 2014). Les coûts induits par le tourisme de masse y sont impressionnants : mise en péril de certains bâtiments historiques et déséquilibre de l’économie locale, constructions hâtives et discutables.

Les financements d’une ambition
L’ambition patrimoniale requiert des moyens. Même en France où la tradition de valorisation est à présent bien installée, seuls cinq monuments sur les 98 que gère le CMN sont rentables. Il faut aller chercher des revenus à travers la diversification des services, le mécénat et le financement participatif, et éventuellement la montée des prix des visites.

L’appel au mécénat met les lieux et les sites en concurrence au niveau mondial. À côté de la Société des amis de Versailles, deux sociétés « sœurs » sont mobilisées : The American Friends of Versailles et The European Friends of Versailles, respectivement basées aux États-Unis et à Bruxelles. Les grands établissements peuvent se battre dans cette course à l’argent privé, tandis que les plus petits doivent chercher des dons de façon plus locale. Tous les pays occidentaux ont mis en place des dispositifs avantageux pour les mécènes (loi de 2003 en France).

Parmi les nouvelles sources de financement, le crowdfunding (financement participatif), qui faisait encore sourire il y a peu, se développe du côté du patrimoine, et témoigne de l’identification des individus à la cause qu’il représente. Au Mexique, dans l’État de Michoacán, un programme « Adoptez une œuvre d’art » géré par une association locale a permis la restauration de sites et de monuments. Les années les plus récentes sont marquées par un désengagement des États là où ils étaient très présents et par la nécessité qui s’ensuit de transférer une part croissante des coûts sur les visiteurs. Dans tous les pays, sur les sites les plus visités, se pose la question de l’optimisation des tarifs en fonction de l’âge des visiteurs, de leur origine (Européens vs non-Européens par exemple), des flux (avec des prix variables selon les heures d’affluence).

L’impératif économique
La vogue des études d’impact s’est répandue dans le monde. Afin de mesurer les retombées du patrimoine, trois niveaux d’impact sont identifiés : les effets directs des dépenses des visiteurs non locaux en billetterie, restauration, hébergement et divers achats, les effets indirects correspondant à la circulation des sommes initiales par le biais des dépenses des entreprises et des établissements publics locaux, et les effets induits ultérieurs causés par les dépenses des salariés d’entreprises locales bénéficiaires. Les dépenses initiales se diffusent par tours successifs dans l’économie locale, avec une part de « fuites » à chaque tour liée au fait que certaines dépenses s’adressent à des entreprises non locales. De 1995 à 2012, le Québec a investi quelque 380 millions de dollars dans le financement de plus de 2 500 projets de restauration du patrimoine religieux. Une étude évalue à 4 000 emplois directs et indirects (en équivalents temps plein), 300 millions de dollars de valeur ajoutée et 21 millions de dollars de recettes gouvernementales l’effet de ce programme sur l’économie québécoise (2). Aux États-Unis, une étude menée par le National Park Service conclut que les 285,6 millions de visiteurs des parcs américains ont permis de créer 247 000 emplois locaux et 11,9 milliards de dollars de chiffre d’affaires en 2009…

Pourquoi cette attention à l’économie qui atteint aussi bien des pays en développement que des pays émergents et des pays très développés ? On peut l’expliquer par l’effet de levier du tourisme sur l’économie et la rentrée de devises que cela induit, mais aussi par la volonté de ceux qui souhaitent lever des fonds publics de démontrer que ces fonds ne sont pas dépensés de façon improductive. C’est ainsi que progressivement s’est insinuée l’idée que c’est par l’économie qu’on peut le mieux légitimer la dépense patrimoniale, au risque de quelques déconvenues… et de priver le grand public de la jouissance d’une partie du patrimoine, à force de chercher à le monétiser. Tel est le cas des monuments espagnols transformés en paradores (hôtels), tout particulièrement de celui de Saint-Jacques-de-Compostelle.

Toutefois l’entrée de l’économie dans la sphère culturelle n’a pas que des inconvénients. Elle permet de mieux programmer la dépense sur le long terme ; en Australie, c’est un programme de financement de long terme a pu être dégagé pour le site historique de Port Arthur.

De l’effet « patrimoine mondial »
Un chercheur, Rémy Prud’homme, a tenté la comparaison entre des sites turcs proches en tout point, les uns inscrits au patrimoine mondial et les autres non (site archéologique de Troie – inscrit – et site de Pergame – non inscrit –, ville de Safranbolu – inscrite – et ville de Beypazari – non inscrite). Il montre que le label « Patrimoine mondial » n’a pas déclenché de dynamique particulière de développement, même s’il a eu un effet positif sur la préservation du patrimoine. En effet, dans les sites non inscrits, la nécessité s’est imposée d’inventer d’autres moteurs du développement sur des créneaux porteurs. Elle a entraîné un effet positif sur la croissance plus fort que l’effet induit par l’inscription des sites.

Faut-il pour autant réduire l’effort collectif en faveur du patrimoine ? Les vingt dernières années témoignent au contraire de ce que, malgré les erreurs et les malheurs induits par la folie meurtrière des hommes lorsqu’ils s’attaquent à la culture, le devoir de conserver et de transmettre s’est installé dans les esprits des peuples, et ses effets sur le bien-être collectif vont bien au-delà de sa dimension économique. En témoigne la ferveur patrimoniale des Journées du patrimoine dont l’affluence s’accroît d’année en année.

Notes

(1) source : OMT
(2) Source : Secor, 2012

En savoir plus

Françoise Benhamou est économiste et professeure à l'université Paris XIII

Un « projet culturel » pour Angkor

Il y a 20 ans

Angkor est à un moment décisif de son histoire. La paix enfin revenue au Cambodge permet de rouvrir l’accès au site, vestige unique des capitales royales khmères bâties du IXe au XIIIe siècle. Mais des inquiétudes surgissent déjà. Comment le Cambodge, où tout ou presque est à reconstruire et qui a un besoin évident de devises, saura-t-il résister à l’attrait financier d’une vague déferlante de touristes mettant à mal la conservation du site ?
Une étude envisage un million de visiteurs par an, contre 40 000 actuellement. Christian Dupavillon, ancien directeur du Patrimoine, vient d’être chargé par le Gouvernement d’une mission de coordination de l’aide française sur le site d’Angkor. Il se veut plutôt rassurant. À son retour du Cambodge, dans un entretien accordé au Journal des Arts, il plaide pour « un projet culturel qui, non seulement permettrait de sauver Angkor, mais lui redonnerait toute sa dimension historique et spirituelle ».

Emmanuel Fessy

 

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Introduction

  • De la culture à l’industrie culturelle [+]
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Patrimoine

  • Les contradictions d’une époque [+]
  • La seconde vie numérique du patrimoine [+]
  • Paysage, immatériel... l’Unesco et ses listes [+]

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  • En Chine, un nouveau musée par jour [+]
  • Les musées, nouveaux lieux de recherche [+]

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  • Un monde bipolaire [+]
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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°410 du 28 mars 2014, avec le titre suivant : Les contradictions d’une époque

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