Art numérique, art génératif ou bio-art, certaines des pistes qu’arpentront les artistes de demain se dessinent dès à présent. En écho à une actualité dense sur le numérique, L’œil s’interroge sur l’art, son économie et la place de l’artiste en… 2050.
L'inventaire des prophéties échafaudées sur l’an 2000 il y a un demi-siècle prête généralement à sourire. Aucun des grands scénarios imaginés alors ne s’est réalisé. Nous n’avons connu ni échappées intergalactiques, ni soleil vert, ni apocalypse nucléaire, ni invasions extraterrestres. De même, rien ou presque de ce qui compose notre environnement technologique et social n’avait été anticipé, à commencer par Internet. Aussi futuristes soient-elles, la plupart des prédictions ne font qu’extrapoler le présent.
Tenter d’imaginer quelles formes aura l’art en 2050 est un exercice périlleux. Pour présumer ce que sera la création dans quarante ans, il faudrait non seulement avoir une vision claire des évolutions technologiques à venir, mais encore être en mesure de conjecturer sur la manière dont les artistes s’en saisiront. Il faudrait, en somme, prévoir l’impact de la science sur la culture.
L’entreprise est d’autant plus hasardeuse que notre présent est devenu « liquide », pour reprendre la terminologie du sociologue Zygmunt Bauman. Soumis à des évolutions « en temps réel », il offre peu de prise à qui se pique d’imaginer l’avenir. Surtout, la révolution numérique ne fait que commencer. Elle étend ses potentialités prodigieuses à tous les domaines de la recherche scientifique, de la génétique aux nanotechnologies, et rend leurs avancées exponentielles et interdépendantes. Elle modèle aussi profondément l’individu, le corps social, le politique, la culture. « Nous sommes engagés dans une révolution systémique et anthropologique, résume Nils Aziosmanoff, président du Cube. Le numérique en est l’un des vecteurs principaux, il change à peu près tout. À l’instar de Michel Serres, nous en sommes à nous demander ce qui, aujourd’hui, ne change pas. Avec le numérique, c’est toute la chaîne de valeur de la création qui se recompose, depuis la conception jusqu’aux modes de production, de diffusion, de consommation, et jusqu’à la place et au rôle de l’artiste dans la société. » Pour autant, quelques pistes d’évolution sont envisageables.
Do it yourself !
Pour envisager quelles formes et quelle esthétique naîtront de cette révolution en cours, on peut esquisser quelques scénarios à l’aune des œuvres qui s’élaborent depuis une vingtaine d’années sous les qualificatifs d’art numérique, d’art génératif ou encore de bio-art. Cantonnés aujourd’hui aux marges de l’art contemporain, ces divers champs ont pour caractéristique de questionner l’impact des technologies les plus récentes sur l’homme contemporain.
Le premier scénario qu’ils laissent entrevoir est celui d’un champ disciplinaire emporté par la dématérialisation et l’essor des data. « Le futur de l’art, écrivait ainsi en 2002 Fred Forest, pionnier de l’art vidéo et du Net.art, réside dans la disparition du système de l’art tel qu’il existe actuellement […]. Le système de l’art contemporain tout entier, encore régi par l’économie de l’objet, va devoir un jour ou l’autre s’adapter à l’économie de l’immatériel et du numérique, et après avoir été contemporain, l’art sera tout simplement “actuel”, pour répondre à la fonction de “spiritualité sociale” qui est la sienne. »
Dans une telle perspective, les arts plastiques connaîtraient le même destin que la musique, le cinéma et bientôt le livre numérique. Avec les mêmes conséquences : mise en question du copyright (ici confondu avec la signature de l’artiste), du régime juridique de la création, de son économie, de ses espaces de diffusion. À l’horizon, ce serait la disparition des musées et des galeries d’art. L’art se déclinerait partout, dans la rue, chez soi, au bureau.
C’est cette utopie que porte le mouvement des makers (littéralement : des « faiseurs »). Artisans de la « société de l’empathie » prophétisée par Jeremy Rifkin, ils visent à la réappropriation des moyens de production via la collaboration et l’horizontalité. Depuis une petite dizaine d’années, ils développent donc au sein de fab labs des machines répliquantes produites avec peu de moyens en open source. On se prend ainsi à imaginer des œuvres conçues collectivement, téléchargeables en ligne puis répliquées à domicile sur une imprimante 3D. « Avec les nanotechnologies, ou encore le mouvement des makers et des fab labs, explique Nils Aziosmanoff, l’informatique, après avoir modélisé le monde en virtuel, peut manipuler les atomes pour créer toutes sortes d’objets bien réels. Nous allons tous être les acteurs “créateurs” de cette révolution. »
Nous sommes pourtant encore loin d’une telle projection. Hugo Arcier, qui présente au Cube une série de sculptures réalisées via une imprimante 3D, n’est pas passé par le circuit des fab labs – trop fragile. L’artiste aux prises avec les nouvelles technologies peut d’autant moins « faire soi-même » que son activité requiert une maîtrise technique de plus en plus poussée. Lorsqu’à la fin des années 1990, Oron Catts et Ionat Zurr ont créé sept poupées à partir de tissus humains, ils ont dû enfiler la blouse du laborantin et passer une année entière dans un hôpital à Boston. De la même manière, la plupart des artistes aujourd’hui estampillés « numériques » ont reçu une formation initiale aux technologies qu’ils utilisent – formation que les écoles d’art dispensent encore rarement.
Un artiste alchimiste
Un second scénario incline ainsi vers un art de plus en plus hybridé avec l’ingénierie et la recherche scientifique – et d’autant plus poussé techniquement que l’avenir tend à la convergence des technologies. L’artiste serait alors à même de créer toutes sortes de chimères. Mêlant software et manipulation du vivant, Matthijs Munnik, lauréat du prix Cube 2013, compose ainsi un « opéra microscopique » en scrutant au microscope l’ADN de micro-organismes dont les mouvements sont aussitôt traduits en sons.
Dans la même veine, l’exposition « En vie » présente à l’espace Electra un corpus d’œuvres d’art et de recherches en design dont l’objet est de questionner ou de mobiliser toutes sortes d’hybridations technologiques. On y trouve par exemple le cresson « nanomagnétique » de Laura Cinti : engendré à partir de nanoparticules magnétiques, celui-ci acquiert la propriété de réagir aux aimants, se muant par là même en organisme vivant interactif.
Avec le bio-art, comme d’ailleurs avec l’art génératif, l’œuvre quitte ainsi le champ des objets entièrement déterminés par l’homme : elle se fait aléatoire, et pourquoi pas intelligente. « Avec l’essor des technologies NBIC (nanotechnologies, biotechnologies, informatique, sciences cognitives), l’art interactif devient génératif, comportemental et autonome, explique Nils Aziosmanoff. Il se dote d’une intelligence lui permettant d’établir une relation sensible et personnalisée avec le spectateur. Dans trente ans, les œuvres pourraient bien devenir des alter ego dont on ne saura plus dire s’il s’agit de machines pensantes ou de créatures vivantes… » L’artiste serait alors en mesure de créer la vie – à tout le moins d’en mimer le mouvement.
« L’artiste doit questionner »
Une telle perspective est évidemment lourde de menaces. Si bien que dans la plupart des œuvres touchant à la manipulation du vivant ou à la robotique, l’épate technologique cède devant l’appel à la vigilance. À l’instar de la lapine phosphorescente d’Eduardo Kac ou des sélections génétiques mises en scène par le Critical Art Ensemble, elles ont pour objectif la mise en question inquiète de ce que produisent les technologies génétiques ou la conversion du monde en data.
Ainsi, en 2050, les artistes auront sans doute moins pour rôle de contribuer aux avancées technologiques que de les mettre à l’épreuve et d’alerter sur leurs potentiels effets. C’est le cas de David Guez : depuis 1996, le travail de cet artiste « numérique » a pour objet d’appliquer toutes sortes de questionnements au réseau. En 2006, il élabore un site Internet qui permet d’envoyer un mail dans le futur. Dans la lignée de cette œuvre, il propose dans le cadre du festival Parizone@dream (les 1er et 2 juin à la Gaîté lyrique) une série d’objets – radio ou horloge – permettant de voyager dans l’avenir ou le passé.
Pour l’artiste, ce décalage entre le temps réel auquel nous accule le numérique et un temps plus long est une façon d’inviter le spectateur à la prise de recul. « On est dans une société où il y a tant de données et d’images qu’on n’a plus le temps de les voir, explique David Guez. Face à ce flux de données, l’artiste doit questionner. Sans fond philosophique, sans visée critique, il n’y a pas d’art, même virtuose technologiquement. »
Dans un futur baigné de technologies au point que l’homme serait physiquement confondu avec elles, l’un des rôles de l’art pourrait ainsi être de nous déconnecter. Au festival Bouillants (jusqu’au 9 juin), Hi ! I’m a Real Human du collectif Multitouch Barcelona ou la Facebox de Fur (déjà présentée l’an dernier au festival Exit) opposent d’ores et déjà à l’interface homme-machine un vrai face-à-face entre individus. Comme si l’essor des technologies et leur pénétration dans notre quotidien contribuaient mécaniquement à faire de l’expérience directe et certifiée sans OGM la forme la plus désirable de l’œuvre d’art…
Hugo Arcier, La naissance, 2012, oeuvre présentée au Cube, Issy-Les-Moulineaux. - © Hugo Arcier
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Que sera l’art en 2050 ?
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Abonnez-vous dès 1 €• « Futur en Seine », le festival du numérique, regroupe une centaine de manifestations à Paris et en Île-de-France du 13 au 23 juin. Programme sur www.futur-en-seine.fr
• « Nostalgie du réel/Hugo Arcier », jusqu’au 27 juillet. Le Cube à Issy-les-Moulineaux (92). Ouvert du mardi au samedi de 12 h à 19 h. Nocturne le mardi et le jeudi jusqu’à 21 h. Entrée libre. www.lecube.com
• « Bouillants #5 », jusqu’au 9 juin. Laiterie Les Bouillants de Vern-sur-Seiche (35), gares bretonnes et médiathèques d’Ille-et-Vilaine. Laiterie ouverte du mardi au vendredi de 10 h à 18 h et le week-end de 14 h à 18 h. Entrée libre. www.bouillants.fr
• « Parizone@dream », festival de la créativité numérique, 1er et 2 juin. Gaîté lyrique, Paris-3e. Ouvert le samedi de 14 h à 18 h et le dimanche de 14 h à 18 h 30. Entrée libre. www.gaite-lyrique.net
• « Virtualia. Féeries numériques », jusqu’au 30 juin. Centre des arts d’Enghien-les-Bains (95). Du mardi au vendredi de 11 h à 19 h, le samedi de 14 h à 19 h et le dimanche de 14 h à 18 h. Entrée libre. www.cda95.fr
• « En vie, aux frontières du design », jusqu’au 1er septembre. Espace Fondation EDF, Paris-7e. www.thisisalive.com
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°658 du 1 juin 2013, avec le titre suivant : Que sera l’art en 2050 ?