PARIS
Concentrée sur son observation de la vie des bêtes sauvages, l’exposition ne montre pas comment les Suédois ont reconnu leur patrie dans l’œuvre du peintre.

Paris. Le dossier de presse (accessible en ligne sur le site du musée) de l’exposition du Petit Palais consacrée au Suédois Bruno Liljefors (1860-1939) précise que le parcours « est à la fois chronologique et thématique ». En réalité, il est thématique, la chronologie succincte étant cantonnée à une colonne dans les panneaux de salle. Il est dommage que le séjour en France de l’artiste ne soit pas précisément daté et qu’il ne soit pas indiqué, par exemple, que lors de sa première participation, en 1884, au Salon où il a présenté Autour des palombes et tétras lyres (dit aussi La Proie), il s’était déjà réinstallé définitivement en Scandinavie. La chronologie est si peu considérée que le texte de la première salle comporte une erreur : on y apprend que le peintre s’inscrit en 1872 à l’Académie royale de Suède puis « conteste rapidement l’enseignement dispensé à l’Académie, jugé trop restrictif, et rejoint le groupe des “Opposants” qui militent pour l’instauration d’une “nouvelle peinture” en Suède. Liljefors quitte alors le pays et poursuit sa formation […]. » Or ce voyage d’apprentissage a commencé en 1882, le peintre est rentré en Suède en juillet 1883 et les « Opposants » ont été fondés en 1885, donc bien après qu’il l’a accompli… Un espace consacré à sa biographie, montrant aussi bien sa manière de travailler sur le motif (traitée dans le parcours) que sa famille et ses amis, aurait été plus efficace pour faire sa connaissance.

Mais ce n’est pas ce qui gêne le plus dans cette exposition, « la première […] d’envergure jamais consacrée en France à l’artiste » et présentant « le meilleur de [sa] production, qui se concentre dans la première moitié de sa carrière. » Ce qui caractérise le peintre, nous dit-on, est qu’il a été « célébré en son temps comme le “prince des animaliers”. À la fin du XIXe siècle, il a en effet participé au renouvellement du genre de la peinture animalière et contribué à forger l’imaginaire de la nature suédois toujours vif de nos jours ». Si on voit bien le prince des animaliers qui affirmait en 1903 « Je peins des portraits d’animaux », comprend-on ce qu’est l’imaginaire suédois de la nature ? Dans le cartel de L’Étang de Grez-sur-Loing (1885), de Carl Larsson, on apprend que cet ami de Liljefors, par sa manière « absolument novatrice […] de dépeindre la vie quotidienne du village […] influença en Suède toute une génération de paysagistes en ouvrant une nouvelle voie à la représentation de la nature. » Au vu de cette aquarelle, il est difficile d’imaginer cette révolution nordique. Il aurait mieux valu inscrire au mur cet extrait, publié dans le catalogue, d’une lettre de Liljefors à son frère : « [À Grez-sur-Loing], la nature n’est nullement exubérante. Point de panoramas magnifiques avec des montagnes bleues, des chutes d’eau et des nuages d’orage, non, c’est gentiment pittoresque. »
Ce qui aurait dû être au cœur du propos, c’est l’image qu’il a construite de la nature suédoise, apportant une importante contribution au romantisme national. À travers ses œuvres, il donne un accès immédiat à un pays « où la forêt et la mer ont gardé leur virginité première », écrivait Léonie Bernardini-Sjoestedt (1895-1972) dans Pages suédoises. Essais sur la psychologie d’un peuple et d’une terre (Paris, 1908). « Dans le monde de Liljefors, les animaux, les plantes, les insectes et les oiseaux participent d’un grand tout, où chacun a son rôle à jouer », précise justement le texte de salle intitulé « Lectures darwiniennes ». Il est le peintre d’une « création qui nous ignore », selon les mots de Léonie Bernardini-Sjoestedt, « où le renard est nietzschéen, et l’aigle de mer césarise. Mais l’innocence de l’impassible nature est sur tous, et la plénitude de son large souffle, qui fait tenir toute la joie de vivre dans la minute qui passe. » Au long des salles, on s’intéresse à l’influence du japonisme sur l’artiste et les cartels hésitent entre les informations relevant de l’histoire naturelle – « C’est l’époque de la floraison du cerfeuil sauvage tandis que les pissenlits sont montés en graine », lit-on pour Une famille de renards (1886) – et les commentaires sur sa touche ou son choix de laisser parfois la toile apparente. Cependant, les dioramas, dont Liljefors a peint les fonds pour le Musée de biologie de Stockholm inauguré en 1893, sont rejetés en fin de parcours, car considérés comme anecdotiques. Pourtant, leur succès considérable lors de l’« Exposition générale d’art et d’industrie de Stockholm » en 1897 a contribué à la célébrité de l’artiste auprès du peuple suédois qui, après les collectionneurs et amateurs qui l’avaient soutenu jusque-là, a reconnu en lui le chantre de la nation. En outre, ce travail particulier a fortement influencé sa manière de peindre, plus synthétique à partir du début du XXe siècle. Si Liljefors avait été présenté sous l’angle du romantisme national, le public français aurait été tout aussi conquis par ses peintures animalières et il aurait suivi son évolution d’un art hautement décoratif à un lyrisme très personnel. Il aurait surtout compris pourquoi il reste un phare pour les Suédois.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°648 du 31 janvier 2025, avec le titre suivant : Un Bruno Liljefors plein de contresens au Petit Palais