L'œuvre au Web

Des artistes en quête d’un sixième sens

Par Joël Girard · Le Journal des Arts

Le 16 janvier 1998 - 1469 mots

Très sensibles à tout ce qui touche à la communication, les artistes semblent plus enclins à adopter l’Internet que les galeristes et les musées. Quelques créateurs ont décidé de s’aventurer sur le Web, soit pour communiquer et montrer leur travail, soit pour tenter des créations d’un type nouveau, sur la toile... du réseau.

Promu et vécu par ses pionniers comme l’un des derniers territoires sans maître, l’Internet ne pouvait laisser indifférents ces individualistes forcenés que sont les artistes. D’autant que, pour trois à cinq mille francs, quiconque sachant utiliser un micro-ordinateur peut en effet réaliser son propre site et l’installer sur la toile. Ainsi peut-on “croiser” sur l’Internet quelques artistes, célèbres ou méconnus.

Très développé et assez prétentieux, le site “Christo and Jeanne-Claude” présente l’artiste et sa compagne, leur vie et leur œuvre emballés sur le Net avec élégance et exhaustivité. Tel un catalogue Manufrance projeté dans l’univers du multimédia, le site déroule des notices techniques d’un détail inouï pour expliquer le montage des parasols. À consulter avant la belle saison !

Le site de Sylvain Delange est plus sinistre. Ses proches ont choisi l’Internet pour assurer la pérennité de l’œuvre de ce peintre disparu à l’âge de trente-six ans sur le vol 800 de la TWA, au large de New York. Ce site, dont la dernière mise à jour remonte à mai 1997, offre l’un des premiers exemples de cénotaphe virtuel. Avec tout le respect que l’on doit à la mémoire de Sylvain Delange, force est de constater que le site, curieusement référencé par celui de Beaubourg, est d’un intérêt artistique limité.

Le Web offre ainsi à l’artiste – peintre, photographe, sculpteur... – le moyen de montrer sa production dans une galerie personnalisée, économique et virtuelle. Il devient son propre galeriste et son propre attaché de presse à la fois, parfois dans un cadre collectif, tel celui offert par “adaweb”, lancé par le critique d’art Benjamin Weil. Sur ce site sont particulièrement actifs les artistes exploitant les potentialités interactives du médium. Matthew Ritchie, Lawrence Weiner et Jenny Holzer, parmi d’autres, ont signé des interventions expérimentales et souvent ludiques sollicitant l’internaute. Le cyber-artiste utilisant la toile du Net comme support de création se trouve lui aussi affranchi des contraintes de la galerie et du musée, le public pouvant visiter son monde virtuel depuis un simple Pc. Un usage de l’Internet aussi courageux que périlleux. Les dernières biennales d’art contemporain de Lyon et Artifices de Saint-Denis ont montré que la plupart de ces artistes-internautes sont en général issus du cinéma, de l’art de la performance utilisant des systèmes de projection d’images fixes ou animées, ou de l’art vidéo 1, tels Ange Leccia, Paul-Armand Gette, Maurice Benayoun, Antoni Muntadas ou encore l’Australien Jeffrey Shaw, auteur de “sculptures virtuelles” et responsable du Zkm de Karlsruhe (voir ci-dessous). D’autres s’intéressent à l’Internet après avoir travaillé sur cédérom, comme Chris Marker, artiste touche-à-tout, cinéaste et écrivain, dont le cédérom “Immemory On” a été présenté l’été dernier dans les collections contemporaines du Centre Georges Pompidou.

“Les témoignages artistiques de la cyberculture sont des œuvres-flux, des œuvres-processus, voire des œuvres-événements... dans la lignée des installations”, explique Pierre Levy, enseignant et spécialiste du multimédia 2. “Ils demandent l’implication active du récepteur, son déplacement dans un espace symbolique ou réel, la participation consciente de sa mémoire à la constitution du message”.

De nouvelles grilles de lecture
Pour Fred Forest, l’un des pionniers du “cyberart” dont le séminaire à l’université de Nice est consacré à l’Internet, “les grilles de lecture et d’analyse traditionnelles de l’art ne sont plus opérantes avec l’Internet. Avant, il y avait l’esthétique de l’objet ; désormais, les œuvres sont hétérogènes. On ne manipule plus de la matière mais de l’information. À la Renaissance a été réinventée la perspective ; aujourd’hui, on est en train de réinventer de nouveaux systèmes de représentation”. “Chaque site est une œuvre, et l’Internet va permettre de faire de nouvelles propositions artistiques”, estime Fred Forest. L’une de ses œuvres virtuelles sur l’Internet, baptisée Parcelle-réseau, a été adjugée 58 000 francs par Me Binoche en octobre 1996.

En février, le Salon du “on line” au Cnit de la Défense présentera le travail prometteur d’un étudiant du mastère hypermédia de l’Énsb-a. Dans ses installations virtuelles, accessibles par le site de l’école, Reynald Drouhin 3 a choisi “de ne pas tout indiquer à l’internaute, laissant des liens cachés, en couches comme des strates de peinture, de façon à toujours découvrir des aspects et des dimensions à l’œuvre”. “À terme, avec un système de capteurs infrarouges, l’interaction sera possible avec plusieurs spectateurs à la fois, car, précise-t-il, mes œuvres trouvent leur dimension au-delà du cadre de l’écran, projetées.” Autant dire qu’aujourd’hui, un particulier ne peut pleinement profiter de son travail, “mais cela va changer très vite, ne serait-ce qu’avec l’arrivée de l’Internet par le câble.”
Conforté dans son engagement artistique “en ligne” et en trois dimensions par un séjour à l’université de Pittsburgh aux États-Unis, cet étudiant de 28 ans reconnaît que “nous ne sommes pas encore libérés de la technique”. Les étudiants de l’Énsb-a réalisent aussi des travaux en ligne collectifs, comme ce sitcom plein d’esprit intitulé Art and Glory. Seul écueil pour l’internaute, il faut là encore être équipé des “plug-in” appropriés (sortes de modules de décryptage).

“La création sur l’Internet est souvent mal pensée et faible. Des histoires de techno stupides avec des accumulations d’effets lamentables”, juge Brice Fauché, de la galerie Sollertis à Toulouse. Dénonçant “l’usage épouvantable de certains artistes qui balancent des e-mail avec des images – une impolitesse “netienne” totale”, Brice Fauché croit toutefois à l’émergence, à terme, d’un art à part entière. “Aujourd’hui, pas mal d’artistes espèrent réussir en utilisant les nouveaux outils, comme on espérait réussir au Nouveau Monde quand on avait échoué dans l’Ancien”, fustige Alain Fleischer. Quoique pilote du projet du Fresnoy, il n’est pas “de ceux qui croient que les nouvelles technologies sont la vérité obligée et exclusive de l’art actuel” 4. Assistons-nous à l’émergence d’un nouveau monde artistique virtuel sur l’Internet ? Un univers de création qui sera accessible par réseau et indéfiniment ouvert à l’interaction, à la transformation et à la connexion sur d’autres mondes virtuels ? En fait, si on le compare au cinéma, le cyberart en est à l’âge de La sortie des usines Lumière. Le cyberart, si tant est qu’il existe ou qu’il existera, relancerait par la sollicitation et l’intervention du “spectateur” les questions du statut de l’œuvre, qui deviendrait alors, selon la formule d’Umberto Eco, “œuvre ouverte”, et de l’artiste appelé à se métamorphoser, d’après Pierre Levy, en un “ingénieur de mondes, artiste majeur du XXIe siècle”.


1. voir La vidéo entre art et communication, collection “Guide de l’étudiant en art”, édité par l’Énsb-a, 1997
2. Pierre Levy est professeur à Paris VIII et auteur d’un rapport au Conseil de l’Europe, “Cyberculture”, publié par les éditions Odile Jacob
3. http:www//campus.ensba.fr/reynald
4. Communication à l’Institut français de Cologne, novembre 1997

Formation : passage obligé pour l’artiste multimédia

Plusieurs écoles d’art dispensent aujourd’hui une formation orientée sur le multimédia et l’Internet. Étudiant inscrit au mastère hypermédia de l’Énsb-a, Reynald Drouhin estime "ce type d’enseignement spécialisé absolument indispensable", tout en considérant, avec Yves Michaud, que "l’introduction d’enseignements relatifs au multimédia devrait être obligatoire et intervenir plus tôt dans les cursus des écoles d’art". L’École des arts décoratifs de Strasbourg propose elle aussi un mastère multimédia, mis en place avec le soutien de la Commission européenne dans le cadre du programme Media II. En phase de démarrage, l’Atelier du Fresnoy, dans le Nord, devrait dès cette année élargir ce dispositif pédagogique. Pour Alain Fleischer, son directeur, il s’agira d’un établissement transdisciplinaire, “doté d’un outil de production et de postproduction audiovisuelles complet et professionnel, dont l’éventail va des supports traditionnels du cinéma à la photographie, jusqu’aux différents aspects de la création numérique et de ce qu’il est convenu d’appeler les nouvelles technologies, les hypermédias... Ce n’est pas une école tout "nouvelles technologies" – ni Bauhaus de l’électronique ni Villa Médicis high tech, comme on a pu le décrire un peu vite –, mais un centre d’enseignement, de recherche, de production et de diffusion" 1. Le Zkm de Karlsruhe, quant à lui, est constitué de deux musées, d’une médiathèque et de deux instituts de production dirigés par des artistes visuels et acoustiques. "Il offre à ces artistes la possibilité de produire dans le cadre d’un programme de résidence", explique Jeffrey Shaw, artiste engagé dans la direction du Zkm 1. Optimiste, Jeffrey Shaw constate "une fascination et un engagement remarquables des artistes pour les nouvelles technologies". Enfin, à l’étranger toujours, des établissements comparables au Zkm, à l’Atelier du Fresnoy ou l’Énsb-a dispensent des formations spécialisées : de l’Ars Electronica de Linz à l’Intercommunication Center de Tokyo, du V2 de Rotterdam à l’université Carnegie Mellon de Pittsburgh...

1. Communication à l’Institut français de Cologne, novembre 1997

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°52 du 16 janvier 1998, avec le titre suivant : L'oeuvre au Web

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