BRISBANE / AUSTRALIE
La 11e édition de la triennale d’art contemporain mise sur une scénographie organique offrant une lecture plurielle des œuvres présentées.
![Installation du collectif Haus Yuriyal conçue pour la Triennale Asie-Pacifique. © C. Callistemon / QAGOMA](/sites/lejournaldesarts/files/styles/libre_w468/public/2025-01/installation-collectif-haus-yuriyal-triennale-asie-pacifique-copyright-photo-c-callistemon-qagoma.jpg?h=a6da41a2&itok=ErRlLvQM)
Brisbane (Queensland / Australie). Lancée en 1993 à Brisbane, en Australie, la Triennale de Brisbane s’appuie sur plus de trois décennies d’expérience. Son institution hôte, la Queensland Art Gallery & Gallery of Modern Art (Qagoma), a su asseoir une légitimité internationale de ses manifestations. Alors que la 10e édition avait reçu peu d’écho en raison de la pandémie en 2021, l’édition actuelle, sans titre, étonne par son refus d’imposer une lecture unique des œuvres, privilégiant une scénographie organique adaptée aux œuvres exposées. Elle évite cependant l’écueil d’une accumulation de créations contemporaines sans lien entre elles, ce qui est d’autant plus inédit que cette édition couvre un spectre géographique extrêmement vaste, de l’Arabie saoudite à Hawaï. Quel en est le ciment ? Il repose sur une approche en rhizome, laissant émerger deux principaux partis pris, à la fois formels et conceptuels.
![Mit Jai Inn, Sans titre (Tunnel #APT), 2024, vue de l'installation pour la Triennale Asie-Pacifique. © C. Callistemon / QAGOMA](/sites/lejournaldesarts/files/styles/libre_w800/public/2025-01/mit-jai-inn-tunnel-apt-2024-triennale-asie-pacifique-copyright-photo-c-callistemon-qagoma.jpg?itok=9jDgIK47)
Sols et plafonds sont privilégiés par rapport aux murs, espaces traditionnels d’accrochage des lieux d’art. Les œuvres suspendues sont ainsi particulièrement nombreuses, à l’instar de l’installation monumentale (voir ill.) du Thaïlandais Mit Jai Inn (né en 1960) dans l’atrium de la Queensland Art Gallery. Telle une tonnelle, elle se compose de longues et fines lames de toile peinte à l’huile aux couleurs pastel, jouant ainsi avec le médium de prédilection des musées d’art pour composer un ensemble architecturé.
Dans la salle suivante, les œuvres suspendues de Kim Ah Sam (née en 1967), artiste aborigène originaire du Queensland, esquissent ce même ancrage. Composées de raphia et de plumes d’émeus, elles se distinguent par leur légèreté et leur mobilité, telles des méduses aériennes. Ce parti pris formel se retrouve à la Gallery of Modern Art, notamment avec Open City (In Suspension), une installation métallique plate reprenant la forme d’un bateau, de l’Australienne Jasmine Togo-Brisby (née en 1982). L’artiste fait référence à ses propres ancêtres originaires des îles de Vanuatu, qui ont été kidnappés, comme 62 000 autres insulaires du Pacifique entre 1863 et 1904, pour être réduits en esclavage, principalement dans les plantations de sucre australiennes. Cette référence historique au « blackbirding » révèle une page très sombre de l’histoire moderne de l’Australie.
![Peintures du collectif Haus Yuriyal exposées dans la 11ème Triennale Asie-Pacifique. © C. Callistemon / QAGOMA](/sites/lejournaldesarts/files/styles/libre_w800/public/2025-01/peintures-collectif-haus-yuriyal-triennale-asie-pacifique-copyright-photo-c-callistemon-qagoma.jpg?h=a6da41a2&itok=UDfqJlgV)
Les sols de la Qagoma sont pareillement investis. Le Néo-Zélandais Brett Graham (né en 1967), remarqué à la dernière biennale de Venise, a conçu un tapis longiligne sur lequel les visiteurs peuvent déambuler. Celui-ci s’accompagne, entre autres, de trois structures monumentales, inspirées des tours de contrôle utilisées par les colons britanniques pour accaparer les îles maories. L’artiste ouzbèke Madina Kasimbaeva (née en 1981) expose également des tapis, dont le plus imposant se déploie du haut d’un mur jusqu’au sol. On note également la présence du pavement géométrique composé de tomettes artisanales en terre de trois couleurs et origines géographiques différentes dans l’installation (voir ill.) de la Saoudienne Dana Awartani (née en 1987). Elle fait ainsi référence à ses origines palestiniennes et syriennes pour proposer une rédemption artistique aux conflits qui ravagent la région. À noter que ces arrangements scénographiques sont facilités par les espaces et volumes immenses de l’institution, la plus vaste de toute l’Australie.
Cette esthétique spatiale s’accompagne d’une forte présence de la pratique du tissage. Cela apparaît d’emblée avec les nombreuses œuvres textiles, comme celles, organiques et biomorphes, de la Cambodgienne Yim Maline (née en 1982). Élaborées à partir de matériaux de récupération, ces « soft sculptures » captivent lorsqu’elles sont suspendues ou déployées horizontalement. Shuttle, vidéo de l’artiste thaïlandaise Kawita Vatanajyankur (née en 1987), dans laquelle elle utilise son propre corps comme une navette de métier à tisser, se présente comme un manifeste énergique aux accents féministes. À l’instar de Yim Maline, elle dénonce les effets dévastateurs de l’industrie textile sur l’environnement ainsi que sur la condition humaine, en particulier le travail des femmes. L’installation vidéo du collectif indien CAMP (actif depuis 2007), où des séquences enregistrées par des caméras de surveillance défilent horizontalement ou verticalement, propose une approche moins littérale du tissage, mais tout aussi fascinante, sur une bande musicale entraînante. On découvre également plusieurs installations de vanneries, comme celle d’un collectif de femmes du Vanuatu, un projet dirigé par la Vanuataise Dely Roy Nalo (née en 1983), accompagné d’un poème qu’elle débute en déclarant : « Je suis tissée » (I am woven). La pratique de l’enfilage est aussi présente, notamment dans l’installation du duo mongol Nomin Bold (née en 1982) et Ochirbold Ayurzana (né en 1976), concepteur du pavillon de la Mongolie à la dernière Biennale de Venise, ainsi que dans le travail du Vietnamien Bùi Công Khánh (né en 1972).
L’orientation curatoriale de la triennale, dirigée par Tarun Nagesh, conservateur en chef pour l’art d’Asie et du Pacifique à la Qagoma, ainsi que par quatre autres commissaires, tisse des rapprochements artistiques inspirés à partir de créations visuelles très variées. Xénophile et dépaysante, elle propose un voyage artistique à travers la moitié du globe, tout en restant très accessible grâce à un itinéraire libre, accompagné de cartels inspirants pour les visiteurs. Ni meilleure ni moins bonne qu’une grammaire curatoriale plus linéaire et structurante, cette approche est indéniablement porteuse. Elle contribue à la recherche muséographique autour des créations vernaculaires de la région Asie-Pacifique, qui, des peintures sur sable aborigènes aux bannières textiles tibétaines en passant par les tapis persans, s’affranchissent des hiérarchies et canons occidentaux.
Ce commissariat ad hoc est rendu possible par un grand nombre de commandes, dont beaucoup intègrent la collection permanente de la Qagoma. Cette politique de mécénat reflète le budget alloué par le gouvernement du Queensland, qui s’élevait à plus de 500 millions d’euros (850 M$ australiens) en 2024 pour les manifestations artistiques, culturelles et de loisirs.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°648 du 31 janvier 2025, avec le titre suivant : La Triennale de Brisbane, rompt avec les scénographies habituelles