Intelligence artificielle (IA)

Existe-t-il une intelligence artistique ?

Par Jacques Attali · Le Journal des Arts

Le 15 janvier 2018 - 592 mots

Les artistes se nourrissent de tout temps des innovations technologiques ; parfois, celles-ci sont déterminantes et bouleversent l’art.

Surtout quand elles viennent au bon moment, comme l’apparemment modeste invention en 1841, par le peintre américain John Goffe Rand, du tube de peinture en métal souple. Pouvant être compacté, fermé hermétiquement à l’aide d’une pince, il permettra aux artistes d’aller peindre à l’extérieur, débouchant, trente ans plus tard, sur la première exposition impressionniste.

Aujourd’hui, tout le monde parle, à tort et à travers, de l’intelligence artificielle (IA). Sans rien y comprendre, certains y voient une intelligence absolue, capable de libérer l’humanité des tâches ennuyeuses et même de créer des œuvres d’art ; d’autres la considèrent comme une intelligence monstrueuse, qui se méfiera des humains et qui, dès qu’elle le pourra, se débarrassera d’eux. D’où l’urgence, disent certains, de la maîtriser avant qu’elle nous détruise. Et pour d’autres d’y décrypter ce qui serait une « intelligence artistique ».

On est loin, très loin de cela. Et si l’intelligence artificielle sait déjà apprendre par l’expérience, reconnaître des visages, conduire une voiture et jouer au go mieux que les humains, on est encore très loin de la voir maîtriser ce qui constitue la base de l’intelligence humaine. Par exemple, alors qu’un enfant de 5 ans sait ce qu’est un chien dès qu’il en a vu un, il faut des milliers d’essais pour qu’une machine apprenne à reconnaître un tel animal. Et il en faudra encore bien plus pour qu’elle soit éventuellement capable de créer des œuvres d’art originales.

De fait, les machines sont très loin de pouvoir rivaliser avec les hommes. Posons les faits : il y a dans notre cortex environ cent milliards de neurones, reliés chacun entre eux par des milliers de synapses ; ce qui fait des milliards de milliards de connexions. Sans compter ceux qui sont ailleurs dans notre corps.

Le rôle de l’anticipation
L’essentiel de l’intelligence se joue dans les relations réciproques entre les neurones. Elle n’est pas dans la capacité d’organiser des causalités, mais d’anticiper, par des boucles rétroactives, les perceptions ultérieures : un joueur de tennis ne peut renvoyer un service s’il ne se fie qu’à ce qu’il voit ; un slalomeur ne passe pas les portes s’il n’anticipe pas sur les mouvements de son corps. Le propre de l’intelligence, c’est cette anticipation.

Difficile d’imaginer que l’IA puisse prochainement rivaliser avec cela et c’est particulièrement vrai pour la dimension artistique de l’intelligence : car c’est dans cette anticipation que se trouve une partie au moins du plaisir esthétique, comme l’a si bien montré Francis Wolff dans son livre Pourquoi la musique ? (éd. Fayard, 2015).

Pourra-t-on dire que les artistes disposent d’une intelligence particulière ? Sera-t-il possible de l’approcher en utilisant les rudiments de l’intelligence artificielle pour écrire de la musique, pour peindre, pour sculpter, pour créer ? Certains le feront, le font déjà, de façon intéressée : par exemple pour prédire la nature des œuvres que le marché voudra acquérir. Ou pour protéger la propriété intellectuelle par le jeu croisé de l’intelligence artificielle et du blockchain [technologie de stokage et de transmission d’informations sécurisée, NDLR]. Plus positivement, on peut aussi commencer à approcher de la réalité et de la complexité de l’intelligence artistique par un usage de la réalité virtuelle pour se mettre à la place d’un autre, pour voir le monde autrement, ou pour errer dans le labyrinthe du cerveau. Avec la certitude que l’on n’y trouvera que ce qu’on ne cherche pas, ce qui est le propre des vraies découvertes d’importance et des véritables œuvres d’art.

Légende photo

Etudes humaines de Patrick Tresset (Festival EXIT, Créteil). Vue du bras de Paul, robot doté d'un système de reconnaissance faciale et d'un bras articulé. Le visiteur doit rester face à la caméra sans trop bouger pendant environ 30 minutes, pendant que Paul dessine son portrait avec un stylo bille. © Photo Jean-Pierre Dalbéra - 2016 | Licence CC BY-SA 2.0

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°487 du 20 octobre 2017, avec le titre suivant : Existe-t-il une intelligence artistique ?

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