L’historien d’art Thomas Schlesser, spécialiste du XIXe siècle, relit près de trois siècles d’art, du XVIIIe siècle à aujourd’hui, à la lumière de la lente disparition de l’homme. Captivant.
« Ce monde de cauchemar, c’est la terre… Les criminels ! Ils les ont fait sauter leurs bombes ! Les fous ! Je vous hais ! Soyez maudits jusqu’à la fin des siècles ! », s’écrie Charlton Heston. Découvrant la Statue de la Liberté échouée sur une plage, le héros de La Planète des singes (1968) abomine ses congénères dès lors qu’il comprend que la planète sur laquelle il pensait s’être posé n’est autre que la sienne, la Terre, et que l’homme est à l’origine de sa propre disparition. Ce film témoigne, avec le vocabulaire d’Hollywood, de l’une des plus graves prises de conscience de l’homme au XXe siècle : son extinction possible par sa propre folie meurtrière – l’Holocauste, l’invention de l’arme nucléaire, etc. En 1956, un penseur autrichien, Günther Anders, théorisait déjà ce qu’il appelait l’obsolescence de l’homme face à ses productions les plus géniales (les machines, par exemple), et que le philosophe français Michel Serres nommera plus tard la « thanatocratie », parlant de « l’horizon d’une éradication possible de l’humanité, par [sa] propre volonté ».
L’effacement de l’homme
Voilà donc un bien étrange mais passionnant objet qui convoque en son sein des horizons d’habitude éloignés, pour ne pas dire opposés : le cinéma (avec La Planète des singes de Schaffner et Playtime de Tati), les philosophies (de Kant, Michel Serres, Bruno Latour…), les beaux-arts (l’école de Barbizon, Malevitch, Pierre Huyghe…), mais aussi les sciences (Copernic, la relativité…), la métaphysique, les jeux vidéo, le transhumanisme, etc. Pourtant, L’Univers sans l’homme de Thomas Schlesser est bel et bien un livre d’histoire de l’art – l’un des plus originaux même des dernières livraisons éditoriales – par un historien de l’art. Son propos : traquer à travers trois siècles d’art les indices d’un possible « univers sans l’homme », expression empruntée à Charles Baudelaire qui, dans son Salon de 1859, en faisait le reproche aux peintres de paysages. Pour Schlesser, à l’anthropocentrisme de la Renaissance, qui plaçait l’homme au centre de tout, succède une période où ce dernier prend le risque de disparaître au fur et à mesure – c’est un paradoxe – de l’avancée des connaissances, pour déboucher sur l’ère actuelle appelée anthropocène.
Si le format imposant de l’ouvrage (26 x 28,5 cm) donne l’apparence d’un livre peu maniable, la souplesse de sa couverture et de sa tranche en fait à l’usage un objet qui se laisse facilement apprivoiser, quoiqu’un peu lourd. Encore faut-il succomber à la couverture, laquelle, d'abord peu séduisante, n’est pas la reproduction d’une image satellitaire mais le détail rugueux de T1986-E16, une acrylique sur toile d’Hartung (1986) – l’auteur dirige la Fondation Hartung à Antibes. La mise en page intérieure, réalisée par les graphistes Agnès Rousseaux et Bernard Lagacé, peut se montrer elle aussi déroutante, avant que l’œil ne dompte sa typographie très grasse et les citations mises en exergue sur de pleines doubles pages à la manière des échelles ophtalmologiques Monoyer.
L’erreur de Baudelaire
Passé l’introduction, l’essai commence par le séisme du 1er novembre 1755, à Lisbonne, qui voit les éléments ligués contre la population et qui, pour Schlesser, doit accélérer « un changement profond des consciences, une modification substantielle de la perception de l’univers ». Un tremblement de terre dont l’onde se propage jusqu’à l’histoire des arts – la catastrophe est peinte et gravée – et de la pensée occidentale, puisque de brillants esprits, tel Voltaire, vont mettre à mal la pensée de la Providence pour imposer la toute-puissance d’une « mécanique de la nature », désintéressée du devenir de l’homme. « Tantôt il en bénéficie, tantôt il en pâtit », écrit Schlesser. Vient ensuite le temps de Kant et du sublime qui fera les puissantes compositions catastrophes de Loutherbourg et le romantisme de Friedrich, le « tourisme » des cimes bien avant le pleinairisme de Barbizon.
Quand il ne s’engage pas – « Nous sommes à la veille de bouleversements considérables et, le moins que l’on puisse dire, c’est que les instances de pouvoir ne laissent pas beaucoup espérer au tout-venant d’obtenir voix au chapitre » –, l’auteur invite à reconsidérer certains œuvres. Ainsi celui de Rosa Bonheur, peintre académique « qui faisait figure d’excentrique sur les plans social et sexuel », que nous devrions voir non plus à l’aune du naturalisme mais du courant zoophile qui se développe au XIXe en faveur de la protection animale.
Et tant pis si Baudelaire se trompe lorsqu’il identifie chez des peintres du Salon de 1859 une mouvance qui dénigrerait l’art d’imagination au profit d’une peinture de pure reproduction – « Comment Théodore Rousseau pourrait-il être taxé de positivisme lorsque l’on découvre la part mystique de son œuvre ? » –, Schlesser pardonne au poète qui « cherchait juste ».
La pensée de l’auteur se déplie ainsi du séisme de Lisbonne à l’intelligence artificielle et ses promesses de supplanter l’homme, convoquant là encore 2001 : l’odyssée de l’espace et Terminator, la défaite de Kasparov face à l'ordinateur et les plasticiens français Giraud et Siboni, capables grâce à l’art de dévoiler « une multitude vertigineuse de regards ». Simplement apocalyptique.
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L’Univers sans l’homme
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Abonnez-vous dès 1 €Thomas Schlesser, L'Univers sans l'homme, Hazan, 288 p., 56 €.
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°700 du 1 avril 2017, avec le titre suivant : L’Univers sans l’homme