Pionnier du multimédia et provocateur invétéré, Fred Forest reste sous les radars du monde de l’art, dont il a toujours refusé et combattu les règles.
Il y a 45 ans environ, Claude Alfred Forest a raccourci son patronyme en Fred Forest, qui sonnait mieux. Mais à son grand regret, ce nom demeure ignoré « des gens de la culture ». Malgré une heure de gloire médiatique dans les années 1980, de nombreuses expositions à l’étranger et une rétrospective au Centre Pompidou l’an dernier, Fred Forest reste un pionnier méconnu à la réputation d’agitateur impénitent. Sans doute un créateur en avance sur son époque. Laquelle finira sans doute un jour par le reconnaître.
Il est l’un des premiers à se servir des nouvelles technologies (d’abord la vidéo, puis le téléphone, le Minitel, Internet) comme outils de création. Il investit une église désaffectée à Tours, en 1969, avec une installation d’enceintes et d’écrans. Puis il filme en plan fixe, au début des années 1970, la rue Guénégaud, dont il diffuse les images en direct dans la galerie Germain, sous-titrées à la façon d’archives pour suggérer un décalage temporel. Robert Barry, un critique américain, voit juste lorsqu’il écrit que son travail fait penser à « une des figures de rhétorique classiques des récits de science-fiction où un voyageur piégé dans le passé tente désespérement de mobiliser les techniques de l’époque où il se trouve afin de bricoler les technologies du futur dont il a besoin pour rentrer chez lui » (Art Review, décembre 2017).
Artiste multimédia avant l’heure, Fred Forest a aussi été l’un des premiers à tirer parti des dispositifs de communication, et en particulier des médias de masse, pour créer des œuvres participatives. Bien avant que les notions de réseaux et d’interactivité deviennent des lieux communs, il y voit la possibilité d’un nouveau « territoire ». En 1972 ce précurseur des inserts de presse publie dans Le Monde– au prix de longues tractations – un encart vide dans lequel il invite les lecteurs à s’exprimer par des dessins, ou des textes, avant de le lui renvoyer par la poste. À défaut de le consacrer comme artiste, cette action lui assure une nouvelle aura médiatique. Les plateaux télé l’invitent et il parvient parfois à y dicter ses règles du jeu, imposant ainsi pendant un journal télévisé d’Antenne 2 un silence de 60 secondes, un « blanc » télévisuel – qui sera coupé et réduit à 46 secondes. On le voit bientôt faire des apparitions dans le journal télévisé d’Yves Mourousi ou dans l’émission de Thierry Ardisson, affublé d’un médaillon de gourou porté sur un sous-pull à col roulé. Il faut dire que sa démarche intrigue. Après les « Space-media » publiés par voie de presse il se met à commercialiser des « ètres carrés artistiques » afin de dénoncer la spéculation immobilière et celle du marché de l’art – à une époque où celui-ci est encore limité.
Son obsession à prendre pour cible le système et les institutions risque cependant de le faire passer pour un trublion vindicatif mal remis de Mai 1968. Sa plus grande réussite protestataire reste le procès qu’il intente au Centre Pompidou. Arguant de la loi sur la transparence de la comptabilité publique, il demande au musée le prix d’achat d’une œuvre de Hans Haacke, qu’il obtient. Puis il renouvelle sa demande au sujet de l’acquisition d’une performance de Tino Sehgal et se voit opposer une fin de non-recevoir. En 2011, il intervient publiquement pour protester contre l’absence de mention concernant son travail dans l’exposition « Vidéo Vintage. 1963-1983 », produisant à cette occasion une pétition signée de nombreux intellectuels. Bref, il ne cesse de batailler contre l’établissement culturel, une drôle d’idée pour un artiste. D’autant que Fred Forest veut une rétrospective, et il la veut justement au Centre Pompidou. Il l’obtient enfin en 2017 en usant de persuasion auprès d’Alain Seban, à l’époque président du centre, qui estime que sa démarche artistique mérite l’attention. « Je me suis borné, explique Alain Seban,à faire savoir au musée, ce qui était mon rôle, que les litiges entre Fred Forest et le Centre ne devaient pas interférer dans l’appréciation à porter sur son travail du point de vue de l’histoire de l’art. Ce n’est pas parce qu’un artiste a une relation historiquement compliquée avec une institution que celle-ci a le droit de le punir en boycottant son œuvre. » Fred Forest a donc sa rétrospective, accompagnée d’un catalogue où figurent des textes du célèbre critique d’art Pierre Restany, du sociologue Edgar Morin, de Harald Szeemann, le codirecteur de la Kunsthalle de Zurich… tous soutiens de longue date. Mais l’exposition, amputée d’un mois, est cantonnée au sous-sol du bâtiment, comme si, après le départ d’Alain Seban, on voulait faire payer son obstination à Fred Forest. Ce dernier doit s’acquitter des coûts d’assurance, de gardiennage et de production du catalogue. Un mécène aussi fidèle que discret l’aide à faire face aux frais, qui s’élèvent, dit-il, à 15 000 euros.
Est-ce parce qu’il est un autodidacte (qui parvint sur le tard à intégrer l’université, où il donnera de nombreux séminaires) qu’on le prend moins au sérieux ? C’est pourtant dans son vécu personnel qu’il a puisé la matière de son œuvre. En 1962, il a 30 ans quand il arrive en France d’Algérie, où il était employé aux PTT. Nommé au Central téléphonique, il travaille dans un brouhaha continu. C’est en regardant le standard clignoter, qu’il a une sorte d’épiphanie en constatant la corrélation entre la diffusion d’un événement télévisé – il y avait alors une seule chaîne – et l’explosion du nombre d’appels consécutifs. Fred Forest comprend qu’il est « le témoin d’un événement social qui se traduit visuellement » et en ressent « une forte émotion ». C’est là aussi qu’il commence à griffonner des dessins sur les tickets de téléphone, un passe-temps bientôt transformé en activité professionnelle : à partir de 1972, il exerce ses talents comme dessinateur de presse. Et raccourci son patronyme en ce nom à l’accent anglo-saxon.
À présent âgé de 85 ans, il songe à sa postérité. Il a fait don d’une partie de ses archives à l’Institut national de l’audiovisuel. Et il consacre son énergie à obtenir de la Bibliothèque nationale de France qu’elle accepte le reste et le conserve à disposition du public. Son grand œuvre, « Le Territoire », matérialisé sous la forme d’un terrain et d’un bâtiment de 500 mètres carrés, « État indépendant » constitué de signes et d’objets symboliques, puis « déménagé » sur Internet, connaîtra-t-il une postérité ? Sera-t-il, pour finir, récupéré par le marché ? Lui qui n’a jamais eu de galerie et a toujours été d’une intégrité à toute épreuve, aimerait y échapper. Mais il pense aussi à sa femme, l’artiste Sophie Lavaud, épousée « sur Internet », et à leur fils. Le foyer vit aujourd’hui sur sa pension d’employé des PTT. C’est très peu.
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Fred Forest, le plus célèbre artiste méconnu de France
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°508 du 5 octobre 2018, avec le titre suivant : Fred Forest, Le plus cÉLÈbre artiste méconnu de France