GÊNES / ITALIE
Une exposition à Gênes montre que les arts ont pu foisonner et s’exprimer librement durant les premières années de la dictature fasciste.
L’exposition « Les années 1920 en Italie, le temps de l’incertitude » qui se tient jusqu’au 1er mars 2020 au Palais Ducal de Gênes atteste, encore une fois, qu’en Italie les choses ne se passent pas comme ailleurs. Sous les régimes nazi et soviétique, la culture était placée sous le joug de la propagande et les artistes sous la botte d’une police traquant l’art dégénéré ou bourgeois. Dans l’Italie fasciste, la chape de plomb de la dictature, née de la prise du pouvoir par Mussolini en 1922, n’a pas étouffé le souffle artistique.
La centaine d’œuvres rassemblées pour l’exposition de Gênes le prouve. La liste des artistes de cette période est impressionnante : Gorgio De Chirico, Carlo Carrà, Arturo Martini, Gino Severini, Fortunato Depero, Adolfo Wildt, Antonio Donghi… En 1909, Filippo Tommaso Marinetti signe le manifeste du futurisme donnant naissance au mouvement artistique le plus foisonnant de ce début de XXe siècle et symbolise l’avant-garde par excellence. La Première Guerre mondiale, pas plus que ses dramatiques conséquences politiques, sociales et économiques ne remettent en cause ce bouillonnement culturel. Les artistes italiens, dans la péninsule, comme à l’étranger, sont ainsi à l’origine de courants, de styles et de tendances aussi variées que le réalisme magique, le retour à l’ordre ou encore la métaphysique. Le tout sans être inquiétés par les sbires d’un Duce dont la maîtresse et la conseillère politique au cours des années 1920 est la femme de lettres et critique d’art, Margherita Sarfatti.
Née dans une famille juive vénitienne, elle fonde, en 1922, le mouvement Novecento auquel adhèrent Leonardo Dudreville, Achille Funi, Adolfo Wildt, Mario Sironi ou encore Gian Emilio Malerba. Benito Mussolini inaugure sa première exposition à la galerie Pesaro à Milan, en 1923. Entre des « fascistes intransigeants » qui voudraient imposer une culture hégémonique nationale, classique dans ses formes, et les « fascistes libéraux » qui refusent que le régime se tienne à l’écart des grandes tendances de l’art contemporain, Benito Mussolini ne tranche pas. « Loin de moi l’idée d’encourager quelque chose qui puisse êre assimilé à un art d’État, déclare-t-il six mois après la marche sur Rome. L’art entre dans la sphère de l’individu. » Une déclaration de bonne intention qui ne doit pas faire oublier la censure et la répression qui seront appliquées par une dictature qui n’a rien d’éclairée. Elle inspirera celle d’Adolf Hitler dix ans plus tard.
N’en demeure pas moins une « anomalie » transalpine décryptée par l’historien de l’art, Fabio Benzi, dans son ouvrage L’art italien entre les deux guerres. Il a toujours du mal à la faire accepter. « En 1997, lorsque j’ai participé, au Musée d’art moderne de la ville de Paris, à l’exposition “Années 1930 en Europe, le temps menaçant”, ses organisateurs étaient perplexes. Ils n’arrivaient pas à accepter qu’une dictature puisse concéder des espaces de liberté d’expression. J’ai dû me justifier, citer les textes d’universitaires américains et refuser catégoriquement les modifications qu’ils voulaient apporter à mon texte. »
Si, en France, l’écrivain Louis-Ferdinand Céline incarne la traditionnelle polémique sur la distinction (ou pas) à effectuer entre l’artiste et son œuvre, en Italie, le débat n’est pas encore refermé concernant le fascisme. Peut-on dissocier le régime politique de l’esthétique de son époque ? Une question qui s’est cristallisée autour de l’architecture des années 1920-1930, décennies marquées par d’imposantes campagnes d’urbanisme dans la péninsule. Comment affronter l’idéologie qui avait inspiré ces projets ? L’architecture rationaliste ou monumentale était pourtant répandue dans d’autres pays parfaitement démocratiques comme la France ou les États-Unis. Mais en Italie, jusqu’à très récemment, émettre un avis positif sur l’« architecture fasciste » représentait une forme subtile de révisionnisme. Il faudra attendre les travaux d’universitaires américains, en particulier ceux de Denis Doordan et de Richard Eltin, pour se pencher de manière dépassionnée sur les œuvres des architectes Adalberto Libera, Guiseppe Terragni, Marcello Piacentini ou encore Giovanni Michelucci.
« C’est en effet paradoxal, mais le fascisme autarcique, ultra-nationaliste et raciste se refusait d’intervenir directement dans le domaine artistique pour inspirer un art officiel, explique Fabio Benzi. Mussolini est un animal politique. Il comprend intelligemment qu’il vaut mieux laisser les artistes tranquilles que se les aliéner. Il vient, en outre, d’une culture socialiste qui le rend sensible au respect de l’autonomie de l’artiste. Mais surtout le but du régime est d’obtenir le consensus des masses. Les arts plastiques ne les ont jamais mobilisées à l’inverse du cinéma, par exemple. Enfin, la critique contre le pouvoir s’y exprime de manière bien moins évidente qu’en littérature… »
C’est la grande différence avec les totalitarismes soviétique et nazi. Lorsque Hitler s’apprête à fermer l’école du Bauhaus en 1933, Wassily Kandinsky adresse une lettre à Marinetti pour lui demander son aide, lui qui vit dans un pays où il jouit encore de la liberté artistique. La revue 900, fondée en 1926 par l’intellectuel Massimo Bontempelli et dans laquelle seront publiés des textes de James Joyce et de Philippe Soupault, paraît d’abord en français. Primato, la revue qui se donnait pour mission d’analyser l’identité culturelle du fascisme, publie des textes de Jean-Paul Sartre en 1942. Cette année-là, le communiste Renato Guttuso, pour une toile représentant une Crucifixion citant le tableau Guernica de Pablo Picasso, se voit décerner le très officiel Prix Bergamo (promu par Giuseppe Bottai, l’un des plus importants hiérarques du régime, voir ill.).
« Rien n’est demandé en échange aux artistes dont les opinions politiques sont évidemment très variées, ajoute Fabio Benzi. Mais elles ne sont pas prises en compte lorsqu’il s’agit d’attribuer des commandes officielles. Mario Sironi, auteur de fresques à la gloire de Mussolini est un fasciste convaincu, tout comme Giorgio Morandi qui ne peindra pourtant jamais le Duce. Gino Severini est connu pour être en contact avec les organisations antifascistes à Paris. Cela ne l’empêche pas d’aller trouver Mussolini après la crise de 1929, lorsque l’effondrement du marché de l’art se fait sentir plus durement en France qu’en Italie. Il obtient la promesse qu’il gagnera la quadriennale [de Rome] de 1935 avec son substantiel prix de 100 000 lires. Même les œuvres de Carlo Levi, résistant juif persécuté par le régime, sont exposées aux différentes quadriennales. La promulgation des lois raciales et antisémites en 1938 marque néanmoins un durcissement. »
Par le futurisme et ses liens étroits avec les avant-gardes internationales, mais aussi le groupe des « Italiens de Paris », la communauté d’artistes de la péninsule a disposé d’une fenêtre sur le monde. La guerre la refermera. Mussolini, l’assassin de la démocratie dans son pays aura néanmoins renoncé à tuer sa vitalité artistique.
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L’« anomalie » culturelle sous le régime de Mussolini
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°536 du 3 janvier 2020, avec le titre suivant : L’« anomalie » culturelle sous le régime de Mussolini