ITALIE
Le régime de Benito Mussolini a duré 20 ans. Deux décennies au cours desquelles l’Italie a été couverte de gares, stades, logements sociaux, piscines, monuments à la gloire du Duce. Un patrimoine abandonné après la Seconde Guerre mondiale qui est réévalué ces dernières années.
L’Italie n’est pas une terre de cancel culture. C’est ce que constatait Ruth Ben-Ghiat dans les colonnes du New Yorker à l’automne 2017. Bien que professeure d’histoire et d’études italiennes à l’université de New York, elle semblait découvrir l’absence de travail de mémoire effectué dans la Péninsule sur l’époque du fascisme. Alors que les Américains abattent les statues ou que les Français débaptisent des rues portant le nom de personnalités controversées de leur histoire, les Italiens s’accommodent parfaitement de l’héritage mussolinien.
« Comment font-ils pour vivre au milieu de tous ces monuments fascistes ? », s’interrogeait Ruth Ben-Ghiat. « Loin des les démolir, ils en restaurent certains. » Les abattre signifierait en effet raser une bonne partie de l’ensemble des moyennes et grandes villes italiennes. Sa question a néanmoins soulevé une vaste polémique dans un pays où le parti post-fasciste, Fratelli d’Italia, talonne désormais dans les sondages la Ligue, dont le leader, Matteo Salvini, n’hésite pas à jouer de manière plus ou moins voilée avec le souvenir du Duce. Le régime de ce dernier, qui a duré deux décennies de 1922 à 1943, n’a pas uniquement laissé son empreinte dans la mémoire des Italiens, mais avant tout sous leurs yeux. Un fascisme de pierre [Fascismo di pietra, non traduit en français] est ainsi le titre d’un ouvrage de 2007 de l’historien spécialiste de la période, Emilio Gentile.
Car c’est avant tout dans la pierre que Benito Mussolini a façonné son totalitarisme pour l’inscrire durablement dans la vie des Italiens à commencer par leur environnement. Le « Ventennio », ses vingt ans au pouvoir, est une période d’une véritable frénésie architecturale. Dans son discours au Capitole en 1924, il donne sa vision de l’urbanisme pour Rome, mais à travers la capitale pour toutes les cités du pays. Sont ainsi distinguées « deux catégories : les problèmes de nécessité et les problèmes de grandeur. On ne peut affronter ces derniers si les premiers ne sont pas résolus. Les problèmes de nécessité jaillissent à cause du développement de Rome et se résument dans ce binôme : logements et communications. Les problèmes de grandeur sont d’une autre espèce : il faut libérer toute la Rome antique des objets médiocres qui la défigurent, mais aux côtés de la Rome monumentale de l’Antiquité et du Moyen Âge, il faut créer la Rome monumentale du XXe siècle. Mais Rome ne doit pas être seulement une ville moderne dans le sens désormais banal du terme : elle doit être une ville digne de sa gloire et cette gloire doit être renouvelée sans cesse afin de la transmettre, comme héritage de l’âge fasciste aux générations qui viendront. »
Un chantier dont Benito Mussolini se saisit à bras-le-corps. Au sens propre puisqu’il n’hésite pas à s’exhiber devant les caméras brandissant une pioche pour porter les premiers coups à un immeuble vétuste au cœur de sa capitale. Faire disparaître du visage de Rome les « verrues » que sont certains quartiers médiévaux et de la Renaissance, et donner à ses traits l’harmonie de larges avenues deviennent une obsession. Le piccone risanatore (la pioche guérisseuse) du démolisseur va donc alterner avec la truelle du bâtisseur. Le dictateur avait exigé du gouverneur de la ville que « d’ici cinq ans, elle surprenne l’univers : merveilleuse, ordonnée, puissante comme elle l’était du temps d’Auguste ».À défaut d’égaler Auguste ou de rivaliser avec les papes, Mussolini imite Haussmann. Sa capitale est éventrée. Le Duce entend, comme le préfet de la Seine avant lui, mener à la fois un assainissement urbain et une « bonification sociale » . Rome, lorsqu’elle devient capitale du royaume d’Italie en 1871, compte à peine 220 000 habitants. Ils sont 660 000 en 1921 à la veille de sa prise de pouvoir et presque 1,5 million à sa chute en 1945. En deux décennies, le territoire urbanisé décuple de 700 hectares environ, à un peu moins de 6 000. Une « explosion » qui, pour le pouvoir, doit rester simplement démographique. Des quartiers entiers sont construits et aménagés aussi bien dans le centre-ville qu’en périphérie. Le plan régulateur mis au point en 1931 marque une véritable césure entre une politique urbaine se référant encore à celle historicisée de l’Italie libérale d’avant la Première Guerre mondiale et l’urbanisme mussolinien sous le signe de la monumentalité.
Rien qu’à Rome, la liste des chantiers est impressionnante. En 1932, est tracée la large voie des forums impériaux reliant le Colisée à la place de Venise supprimant un quartier médiéval. Cette année-là, le Foro Mussolini, devenu depuis Foro Italico, est inauguré. Vaste complexe sportif érigé en vue de la candidature de Rome aux Jeux olympiques de 1940, il est accompagné d’un obélisque de 17,40 mètres de hauteur (36 avec la base) de 300 tonnes de marbre de Carrare, ce qui en fait le plus grand monolithe jamais dressé au XXe siècle, avec la mention « Dux Mussolini » toujours parfaitement lisible [voir ill.]. D’imposants bâtiments autour du mausolée d’Auguste se dressent dans le voisinage de l’Autel de la Paix remanié en 1934. Le quartier médiéval le Borgo, aux ruelles étroites et labyrinthiques, disparaît pour percer en 1936 la Via della Conciliazione reliant la place Saint-Pierre au Tibre. Le campus universitaire de La Sapienza à la monumentale architecture moderne ouvre ses portes en 1935 [voir ill.], les studios cinématographiques de Cinecittà deux ans plus tard. Sans oublier le lancement des travaux pour la nouvelle gare de Termini ou encore ceux de l’EUR (Exposition universelle de Rome). Ce quartier devait être la vitrine architecturale du fascisme pour la célébration des 20 ans de sa prise de pouvoir en 1942 avec un événement international. 400 hectares furent réquisitionnés au sud de la ville et la construction d’un ensemble d’édifices culturels et administratifs fut confiée à l’un des architectes les plus en vue du régime : Marcello Piacentini.
Les travaux ne se cantonnent pas à la simple capitale. À des fins de propagande, mais aussi pour sortir le pays de la crise économique suite au Krach de 1929, les chantiers se multiplient sur tout le territoire. Des villes entièrement nouvelles sont créées dans la région du Latium, comme Littoria (rebaptisée plus tard Latina), Sabaudia, Aprilia, ou encore en Sicile et en Sardaigne, comme Carbonia ou Arborea (ex-Mussolinia). Postes, casernes, écoles, hôpitaux, stades, piscines ou encore colonies de vacances sont bâties un peu partout. Une frénésie qui touche aussi les colonies italiennes de Libye, d’Éthiopie et d’Érythrée. La capitale de cette dernière, Asmara, connaît un programme de construction à grande échelle à partir de 1935 et vient tout juste d’être inscrite sur la liste du patrimoine mondial de l’Unesco.
Quel est aujourd’hui le regard sur ce patrimoine ? « Il y a un lent changement de mentalité, constate l’architecte Francesca-Romana Stabile, enseignant à l’université Roma 3. L’architecture du “Ventennio” a souffert de l’opprobre qui a été jeté sur le régime mussolinien après la guerre. Elle était simplement perçue comme un message idéologique qui rappelait une dictature. On l’a qualifiée de fasciste sans s’attarder sur sa grande variété et sur ses qualités aussi bien techniques qu’esthétiques. Elle a été pratiquement laissée à l’abandon. Il faut dire aussi qu’elle était trop récente et que la notion de préservation du patrimoine ne prend son essor qu’au cours des années 1980. » Dès les années 1970, l’architecte américain Peter Eisenman se rend pourtant en Italie pour venir étudier, à Côme, la maison du Fascisme de Giuseppe Terragni, chef-d’œuvre de l’architecture rationaliste. C’est le début d’une lente réhabilitation du modernisme italien des années 1920-1930 qui puise son inspiration aussi bien dans le mouvement futuriste que dans le style néo-classique français utopiste de la fin du XVIIIe siècle, ou encore dans le courant Novecento qui naît à Milan en 1922. « Depuis le début du XX e siècle, il existe à Rome un groupe d’architectes et de professionnels aguerris qui connaît parfaitement les tendances de l’architecture et de l’urbanisme européens, aussi bien anglais et français qu’allemands ou viennois, rappelle Francesca-Romana Stabile. Ils alliaient à la fois une grande culture et une parfaite technique. C’est la dernière fois que la croissance des villes italiennes et en particulier de Rome a été projetée. Après la guerre, la fièvre de construction répondait plus à des logiques de spéculations économiques et a été menée de manière anarchique en tache d’huile. On commence tout juste à s’intéresser à ce patrimoine des années 1920-1930 même si le sujet reste délicat. »
Le ministère des Biens et des Activités culturels a récemment institué une surintendance pour l’entretien et la préservation des bâtiments du XXe siècle. Plusieurs chantiers de restauration ont été menés à Rome, tels celui du palais des Postes du quartier de Testaccio, l’ancienne maison de la GIL (Jeunesse italienne du licteur, une organisation de la jeunesse fasciste), longtemps abandonnée et transformée en lieu d’exposition, ou encore le Colisée Carré de l’EUR devenu le siège de la marque italienne de prêt-à-porter de luxe Fendi en 2015. « Beaucoup restent à faire, insiste Francesca-Romana Stabile. Même si le monde académique, qui considérait comme une hérésie le fait de s’intéresser à ce patrimoine diffus, a commencé à s’en saisir. Mais aucun recensement n’a été réalisé. De nombreux édifices tombent en ruine et parfois les restaurations ne sont pas menées avec rigueur comme pour la gare de Termini à Rome. »
Reste à ne pas tomber dans l’excès inverse. Après avoir dédaigné un patrimoine architectural pour refouler l’idéologie des années durant lesquelles il a été bâti, certains l’exaltent pour réhabiliter à travers lui le « Ventennio ». Deux écueils que l’historien Emilio Gentile appelle à éviter : « En cherchant à nous frayer un chemin parmi les mythes, les rituels et les symboles d’une croyance politique qui a depuis longtemps fait la preuve de sa fragilité, il nous arrive d’être tentés de représenter ces objets de manière caricaturale et moralisatrice, balayant d’un revers de la main cette part du passé dont nous ne voulons pas, et de faire preuve d’une irrévérence et d’une dérision qui cachent souvent une ironie dénuée de tout sens historique. »
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« Ventennio » fasciste, le rapport ambigü des italiens avec le patrimoine mussolinien
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°570 du 25 juin 2021, avec le titre suivant : « Ventennio » fasciste, le rapport ambigü des italiens avec le patrimoine mussolinien