Le Musée d’art moderne et contemporain de Trente et Rovereto veut montrer la richesse et la semi-liberté de l’art sous le fascisme.
Italie. Vittorio Sgarbi brise un tabou. L’ancien sous-secrétaire d’État à la culture faisait plus parler de lui ces dernières années pour des scandales bien éloignés de son domaine de compétence initial. Le sulfureux historien de l’art italien revient à ses premières amours en étant à l’origine d’une exposition consacrée à la délicate question de l’expression artistique au cours des deux décennies de dictature mussolinienne.
L’exposition qui a lieu au Musée d’art moderne et contemporain de Trente et Rovereto jusqu’au 1er septembre prochain s’intitule « Art et Fascisme ». Jamais ces deux mots n’avaient ainsi été réunis pour rendre compte de la très riche production des artistes de la péninsule au cours des années 1920 et 1930. C’est pourtant à un Français à qui l’on doit la première brèche dans le mur de la Damnatio Memoriae dressé dès 1945. En 1980, Jean Clair conçoit l’exposition « Les réalismes 1919-1939 », présentée au Centre Pompidou. Pour la couverture du catalogue, il choisit la toile L’étudiant de Mario Sironi (1885-1961) l’un des plus grands peintres italiens de cette époque mais également le plus compromis avec le régime fasciste dont il fut un fervent adepte. En 1982, l’exposition « Les Années 30 » revenait à Milan sur l’Art de cette décennie ne faisant pas l’impasse sur le rôle important joué par les artistes dans la construction du consensus dont avait joui le Duce. L’année suivante, toujours dans la capitale lombarde, l’exposition « Il Novecento italiano 1923-1933 » se penchait sur ce mouvement artistique fondé à l’initiative de Margherita Sarfatti, l’égérie de Benito Mussolini qu’elle conseillait lorsqu’il s’agissait de culture.
Les expositions se sont ainsi multipliées ces dernières années pour réhabiliter l’art de cette période sans jamais explicitement se pencher sur le lien entretenu avec le pouvoir alors en place. Celles des années 1980 tendaient surtout à démontrer que la dictature avait influencé les artistes en exploitant leurs œuvres ainsi que le langage architectural à des fins de propagande. Pour la première fois, une exposition aborde de front leurs liens. « Ils furent, jusqu’aux années 1980, victimes d’un véritable ostracisme, confirment les deux commissaires de l’exposition, Beatrice Avanzi et Daniela Ferrari, car injustement assimilés aux années noires de la dictature. » Mais à la différence des régimes nazi et soviétique à la même époque, celui fasciste n’a pas imposé un art officiel ni pourchassé un prétendu « art dégénéré ».
On le doit en grande partie à Margherita Sarfatti, maîtresse et muse du Duce. Issue d’une riche famille de la bourgeoisie vénitienne juive, elle devient critique d’art et rassemble autour d’elle des artistes comme Anselmo Bucci, Leonardo Dudreville, Achille Funi, Adolfo Wildt ou encore Mario Sironi. Margherita Sarfatti inspira le discours que Benito Mussolini prononça en 1923 lors de l’inauguration à la galerie Pesaro à Milan de la première exposition du mouvement Novecento. « Loin de moi l’idée d’encourager quelque chose qui puisse être assimilé à un art d’État, déclare-t-il six mois après la marche sur Rome. L’art entre dans la sphère de l’individu. L’État a un seul devoir, celui de ne pas le saboter, de garantir des conditions dignes aux artistes, de les encourager d’un point de vue artistique et national. »
Une déclaration de bonne intention qui sera en grande partie respectée même si elle ne doit pas faire oublier la censure et la répression qui seront appliquées à l’encontre des opposants. Les subventions sont évidemment liées à un contrôle étroit des œuvres qui culmine avec l’instauration du prix Cremone (1939-1941), instauré par le hiérarque fasciste Farinacci. Cet ennemi féroce de Margherita Sarfatti récompense les artistes les plus serviles. Cela n’empêche pas l’action plus éclairée du ministre de l’Éducation nationale Giuseppe Bottai qui est à l’origine de deux lois sur la protection des biens culturels, restées en vigueur jusqu’en 1999. Il fonde pour sa part le prix Bergame (1939-1942) qui honore des artistes à contre-courant tels que Guttuso, Capogrossi ou encore Rosai.
« C’est en effet paradoxal, mais le fascisme autarcique, ultra-nationaliste et raciste se refusait d’intervenir directement dans le domaine artistique pour inspirer un art officiel, explique l’historien de l’art, Fabio Benzi. Mussolini comprend qu’il n’est pas dans son intérêt de s’aliéner les artistes. La culture socialiste dont il vient lui fait respecter leur autonomie tant qu’elle n’entrave pas son but principal : obtenir le consensus des masses. Le cinéma est dans cette perspective bien plus utile que les arts plastiques. »
Cet espace limité de liberté sous une dictature a permis l’émergence d’une variété de styles sans précédent au cours des décennies 1920 et 1930 au sein d’un paysage artistique foisonnant et dynamique, caractérisé par des expressions et des courants multiples. Figuration et abstraction, futurisme et réalisme, géométrie froide et effets de matière… les artistes osent tout dans un pays où de moins en moins de latitudes sont octroyées à ses habitants. Le démontrer est l’un des buts que se fixe cette exposition en rassemblant 400 œuvres d’artistes et d’architectes de premier plan tels que Mario Sironi, Carlo Carrà, Adolfo Wildt, Arturo Martini, Marino Marini, Massimo Campigli, Achille Funi, Fortunato Depero, Tullio Crali. Elles sont issues de collections publiques et privées mais aussi des grands chefs-d’œuvre exposés au Mart qui côtoient de nombreux documents d’archives. Huit sections chronologiques et thématiques abordent aussi bien les « avant-gardes et le futurisme », que « l’architecture et son rapport à l’art », « l’image du pouvoir » ou encore le « système artistique » à travers l’organisation par le régime d’expositions, de quadriennales, de biennales et de concours.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°636 du 21 juin 2024, avec le titre suivant : L’art sous Mussolini sort du purgatoire