Fabio Benzi, né en 1958 à Rome, enseigne l’histoire de l’art contemporain à l’Université Gabriele d’Annunzio de Chieti-Pescara.
Il est membre de la commission scientifique de la Fondation de Giorgio et Isa De Chirico, de la Fondation Fausto Pirandello et de l’Association Mario Sironi. Après des ouvrages remarqués sur la Rome baroque, Gaspare Vanvitelli et le paysagisme au XVIIe siècle, il s’est concentré sur les artistes italiens de la première moitié du XXe siècle. On lui doit de nombreuses monographies d’artistes (Severini, Martini, Funi, Balla), ainsi que des essais sur le futurisme (2008) ou encore l’art italien entre les deux guerres (2013).
Les deux. Il est mal aimé car il est mal compris. L’ambiguïté autour de la figure de cet artiste a été immédiate et s’est cristallisée en 1925-1926 par sa rupture avec André Breton et le mouvement surréaliste. Bien que De Chirico sache parfaitement se défendre, avoir comme ennemi André Breton, dont la renommée et l’influence étaient internationales, lui a profondément et durablement nui. En étant à Paris jusqu’en 1929, il a pu faire front avec le soutien notamment des marchands d’art et galeristes Léonce Rosenberg et Paul Guillaume. Mais en voyageant beaucoup à l’étranger à partir des années 1930, cela s’est révélé plus difficile. C’est en France à l’époque que se faisait et se défaisait les réputations artistiques. André Breton a eu le champ libre pour imposer sa vision.
André Breton est acerbe à l’égard de De Chirico allant jusqu’à déclarer qu’en « continuant de peindre, il n’a fait que mésuser d’un pouvoir surnaturel… Cette escroquerie au miracle n’a que trop duré ». Il savait de quoi il parlait en terme d’escroquerie. Après l’avoir encensé comme un précurseur et accueilli dans les cercles surréalistes qui s’inspiraient de la peinture métaphysique de l’Italien, André Breton l’en chasse brutalement. La rupture intervient en 1926. Elle n’est pas motivée par des questions artistiques, mais plutôt économiques. En effet, André Breton faisait commerce d’œuvres d’art. Il avait acheté en bloc, pour une somme modique, une série de toiles inachevées que De Chirico avait laissées à Paris en 1915, lorsqu’il est rentré précipitamment en Italie quand son pays est entré en guerre. Il les a fait terminer pour les revendre, persuadé que leur auteur ne reviendrait pas à Paris. À cela s’ajoute l’affaire Des muses inquiétantes, tableau de 1918, que Breton souhaitait acquérir dans les années 1920. Face au refus de son propriétaire de le lui vendre, il demande à De Chirico de la refaire. Tout cela dans un but purement spéculatif puisqu’il a exposé ensuite la toile en la datant d’avant la guerre pour en augmenter la valeur. Il a évidemment tout nié et a accusé ensuite De Chirico d’être un « imposteur », de se « plagier lui-même en produisant des faux ». Cela a jeté le doute sur l’authenticité de certaines de ses œuvres. C’était une véritable opération de délégitimation pour masquer ses combines que j’expose dans mon livre, grâce notamment à des lettres inédites.
Son caractère renfrogné et bougon n’a, en effet, pas aidé à améliorer ses rapports avec les surréalistes français. Mais pas seulement avec eux. En 1927, dans un entretien accordé à la célèbre revue culturelle Comœdia, il déclare que tout l’art italien est misérable et provincial. Cela a suscité une virulente polémique. Le peintre Carlo Carrà, qui se faisait passer pour le père de la peinture métaphysique, alors qu’il n’avait fait que suivre les traces de De Chirico, l’a attaqué violemment. Tout comme le grand critique d’art, Roberto Longhi, l’a ridiculisé. Cela explique d’ailleurs pourquoi les grandes œuvres métaphysiques de De Chirico ne se trouvent pas dans les musées italiens. Je publie aussi des lettres de la communauté artistique transalpine envoyées aux responsables de la Biennale de Venise demandant que les toiles de De Chirico soient retirées, détruites ou, en tout cas, plus jamais exposées. Mais c’est à André Breton que l’on doit les préjugés négatifs et la mauvaise réputation internationale qui ont entouré pendant des années la figure de De Chirico.
Pas complètement. Son génie a quand même été reconnu au cours d’une carrière artistique multiforme et souvent avant-gardiste qui a duré près de soixante-dix ans. Il a eu également d’éminents défenseurs comme Jean Cocteau qui a écrit la plus belle monographie jamais publiée sur cet artiste. Il est, selon moi, celui qui a le mieux compris ses aspects les plus cachés, ses intentions poétiques et esthétiques. Il l’a fait avec une très grande sensibilité. Les deux hommes entretenaient un profond rapport de confiance, à tel point que De Chirico lui a fait des confidences intimes et secrètes sur sa vie familiale, comme la folie d’une de ses tantes, qu’il n’a révélée à personne d’autre.
Non, alors qu’elles sont fondamentales et que toute son œuvre y puise ses racines. Il naît en Grèce, à Volos, en Thessalie, d’un père ingénieur chargé à l’époque de la construction de lignes de chemin de fer. De Chirico s’inscrit ensuite à l’Institut polytechnique d’Athènes et à l’Académie des beaux-arts. Il fréquente les cercles culturels qui baignent dans un environnement nietzschéen et sur lesquels règne un ami de la famille, le célèbre poète Kostís Palamás. C’est cette formation littéraire qui laissera son empreinte la plus profonde et s’incarnera dans son œuvre. C’est en Grèce qu’il découvre Nietzsche, dont il connaît parfaitement les ouvrages et aime surtout la poésie, et non à Munich, où il vivra à partir de 1907. En Allemagne, il approfondira, en revanche, la pensée de Schopenhauer et se passionnera pour l’art de Böcklin et Klinger. Le reflet grec dans l’œuvre de De Chirico n’est pas artistique, comme on a pu le penser, mais philosophique.
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Fabio Benzi, historien de l’art : « Giorgio De Chirico est mal aimé car mal compris »
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°530 du 4 octobre 2019, avec le titre suivant : Fabio Benzi, Historien de l’art : « Giorgio De Chirico est mal aimé car mal compris »