PARIS
Le Musée de l’Orangerie présente les influences et les travaux de Giorgio de Chirico au début du XXe siècle, enrichis d’œuvres d’artistes qu’il a pu inspirer.
Paris. L’exposition Giorgio de Chirico à l’Orangerie n’est pas une rétrospective. En choisissant la période nommée « métaphysique » – qui correspond approximativement à la seconde décennie du XXe siècle –, on évite d’une part les œuvres plus tardives, qui ne le servent pas et, d’autre part, les justifications toujours un peu embarrassées des spécialistes qui interprètent ce retour vers le classicisme comme un post-modernisme avant la lettre. Il serait temps d’admettre que l’artiste quitte, au début des années 1920, sa singulière thématique et qu’il s’enfonce dans une mythologie officielle, convenue, dans la tradition gréco-latine. Malheureusement, malgré les travaux de qualité indiscutable réunis ici, il manque quelques toiles majeures, ces moments forts qui arrêtent le regard.
Soyons précis, certains thèmes de l’iconographie inventée par Chirico, et qui a séduit les surréalistes, sont présents dans cette exposition. Parmi eux, des humanoïdes étranges qui, tels des fantômes, surgissent de l’Antiquité. Ces automates humains, ces mannequins articulés et ces hommes à prothèse sont inspirés par les modèles de couturière ou ceux des grands magasins (Le Vaticinateur, 1914-1915 ; Le Troubadour, 1917). Géométrisés, décomposés, ils sont à la fois des figures et des assemblages (L’Ange juif, 1916).
Ailleurs, ce sont des natures mortes, réalisées essentiellement à partir de fragments de châssis et de chevalets. Avec La Mélancolie du départ (1916, voir ill.), ces objets d’atelier sont entassés pêle-mêle avec des équerres, des formes découpées dans du bois ou du métal, et avec quelques structures tubulaires. Si l’influence du cubisme, et avant tout celle de Pablo Picasso, est évidente, chez Chirico les composants dispersés sur la surface gardent leur relief et se détachent du fond. Sommes-nous dans un atelier ? Probablement, mais un atelier à ciel ouvert ou plutôt situé dans un endroit qui ne permet aucune distinction entre l’intérieur et l’extérieur. De fait, en bas du tableau, un trapèze bleu sur lequel sont imprimées des feuilles suggère une ouverture qui échappe à toute structure spatiale rationnelle.
Ce type de contrastes deviendra, chez l’artiste, le moteur de son processus créatif qu’il intitule « l’énigme ». Plus encore que les scènes d’intérieur, celles qui sont situées dans un espace urbain font naître un climat mystérieux. Les tours et les « Places d’Italie » évoquent les représentations des cités idéales de la Renaissance, ces constructions parfaitement aménagées, vides de toute présence. Les lieux désertiques qui remplissent l’univers de Chirico et dans lesquels le spectateur n’est pas invité condensent le potentiel poétique du monde immobile de l’artiste.
Cependant, à la différence des ruptures affectionnées par différentes avant-gardes – cubisme ou futurisme –, la force de Chirico est de procéder par une série de décalages qui déstabilisent le regard. Malgré la précision nette de cette architecture, le sentiment qu’elle dégage est celui d’un décor théâtral – que Chirico, comme son frère Alberto Savinio, a pratiqué occasionnellement. Ainsi, la belle Tour rose (1913), mise à l’honneur dans l’exposition ou la tour de LaNostalgie de l’infini (1912), toutes deux érigées dans un no man’s land, tranchent avec le terrain inhabité qui les entoure.
Nostalgie ou mélancolie, ces deux termes qui accompagnent pratiquement tous les titres de la série « Places d’Italie » résument le rêve irréalisable de Chirico. Nulle part ailleurs, le temps ne semble aussi figé. Mais nulle part ailleurs, cette vision ne se révèle comme une illusion. Une perspective accélérée, des plans inclinés, des espaces précaires, des personnages fantomatiques ne gardent du passé glorieux que des signes extérieurs. L’artiste n’est pas naïf ; si son œuvre est un contrepoint dans une Italie secouée par la modernité, elle associe néanmoins des fantasmes antiques à un présent inquiétant. Le train qui passe en arrière-plan dans Les Plaisirs du poète (1912) n’est pas simplement le souvenir d’un enfant dont le père a travaillé pour l’industrie ferroviaire.
En dernière instance, la mélancolie de Chirico est due à la conscience aiguë – et inconsolable – que le retour aux origines mythiques est toujours contrarié par une projection dans l’avenir. Sa peinture métaphysique fait la distinction entre Renaissance et restauration, cette opération qui tend à ressusciter artificiellement et autoritairement des formes archaïques.
L’espace libéré au musée par l’absence de quelques pièces de la série « Places d’Italie » de format important – hormis La Récompense du devin (1913) – a permis à Cécile Girardeau, commissaire de l’exposition, de proposer un ensemble conséquent de créateurs qui s’apparentent à Chirico. Mentionnons un mur entier de natures mortes de Giorgio Morandi, mais aussi des travaux de Carlo Carrà, que l’on a rarement l’occasion de voir en France. Muse métaphysique (1917) ou Pénélope de la même année engagent un dialogue avec les œuvres de Chirico, son ami et son rival, et montrent que l’inventeur de la peinture métaphysique ne vivait pas isolé sur une autre planète.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°552 du 2 octobre 2020, avec le titre suivant : L’énigmatique Giorgio de Chirico