MILAN / ITALIE
Le 9 mai 1939 s’ouvrait au Palazzo dell’Arte de Milan une spectaculaire rétrospective Léonard de Vinci sous le haut patronage du dictateur, désireux de lier le génie du « Maestro » à celui de l’Italie fasciste.
Milan. Nul doute que les commémorations du 500e anniversaire de la disparition de Léonard resteront dans les annales. Exposition événement, avalanche éditoriale et rebondissements diplomatico-culturels ont émaillé ce jubilé et généré un battage extraordinaire. Cette folie Léonard a de quoi laisser pantois. Elle n’est toutefois pas totalement inédite. Toute proportion gardée, les grands-messes léonardiennes suscitent systématiquement un engouement massif, et ce, depuis la première rétrospective organisée en 1939. Cette manifestation, qui constitue l’une des toutes premières expositions « blockbusters », est d’ailleurs toujours considérée comme la plus vaste consacrée au maître. Mais aussi la plus controversée.
Extrêmement moderne et ambitieux par bien des aspects, ce projet constituait avant tout une puissante entreprise de propagande fasciste. En 1936, c’est même Benito Mussolini en personne qui annonce l’organisation de ce grand événement. Rien d’étonnant à cela car le régime mène alors une intense politique de légitimation par l’art, urbi et orbi. En 1930, il organise ainsi la première exposition internationale itinérante de l’histoire en envoyant les trésors de la Renaissance en Angleterre. Objectif revendiqué : montrer la puissance de l’Italie par l’ostentation de ses chefs-d’œuvre et rappeler le leadership culturel exercé par le pays. Léonard n’est pas le seul artiste instrumentalisé par le pouvoir, mais il occupe une place à part dans l’imaginaire fasciste car il concilie l’évocation d’une période glorieuse et une image avant-gardiste de génie maîtrisant toutes les sciences et techniques. Pour un régime autoritaire qui exalte la technologie au service d’un supposé « homme nouveau », la figure de Léonard prend une importance fondamentale. C’est donc bien cette double identité d’artiste majeur et de précurseur qui aurait tout anticipé des inventions modernes que l’exposition entend glorifier.
De l’aveu même du programme de l’exposition, son but est de « célébrer le génie universel et inégalé de Léonard de Vinci, devenu presque un symbole de toute la civilisation latine et chrétienne, et mettre en évidence les liens spirituels qui unissent ce grand réalisateur et créateur aux réalisations de l’Italie mussolinienne et impériale ». Cette lecture éminemment politique explique l’organisation en deux parties de la manifestation présentée au Palazzo dell’Arte de Milan. En effet, le parcours comprend une grande rétrospective occupant 25 salles de ce complexe monumental, réunissant non seulement des tableaux et des dessins autographes, des carnets et des codex, mais aussi des œuvres de membres de son atelier, de contemporains, des pièces d’archives et, pour la première fois, la construction de maquettes et machines inspirées de ses dessins techniques. Ces objets faisaient la passerelle avec l’autre volet du projet, « Les inventions italiennes », qui retraçait les grandes inventions de la Renaissance à Guglielmo Marconi (1874-1937), l’inventeur de la TSF. Le message est clair : renforcer encore le mythe d’un Léonard omniscient et démontrer le primat scientifique italien.
L’exposition prévue en 1937 est finalement inaugurée le 9 mai 1939, jour du troisième anniversaire de la proclamation de l’Empire italien ; tout un symbole. Un retard qui s’explique notamment par la difficulté à obtenir certains prêts de l’étranger. À l’époque déjà, les tractations avec la France sont pour le moins ardues. Au terme de longues négociations, et grâce à la promesse de l’envoi d’œuvres phares en contrepartie, les Italiens obtiennent malgré tout des pièces maîtresses comme le Saint Jean-Baptiste du Louvre ou les codex de l’Institut de France. L’allié allemand prête quant à lui volontiers, tout comme les Anglais, qui envoient entre autres une large sélection de dessins de Windsor et d’œuvres issues de collections privées.
Mais c’est une œuvre inconnue qui crée l’événement : La Madone au Chat, un tableau inédit présenté comme une découverte exceptionnelle par les organisateurs et la presse… et qui s’avère être un remarquable faux du XXe siècle ! Un raté pour le régime, qui se targuait d’une découverte hors norme, et une bévue qui nuira à la fortune historiographique d’une exposition déjà grandement discréditée par son positionnement nationaliste.
Le public, lui, fut cependant au rendez-vous : selon les autorités l’exposition aurait accueilli 400 000 visiteurs. Il faut dire que tout avait été pensé pour attirer les foules. Une intense campagne de publicité avait été mise en place, parallèlement à des promotions sur les voyages à destination de Milan. L’accrochage très moderne avait par ailleurs été conçu pour toucher le grand public. Les maquettes et machines pouvaient ainsi être mises en mouvement et les cimaises étaient recouvertes d’agrandissement de dessins afin de plonger le public dans l’univers de Léonard. Un mélange d’interaction, de spectaculaire et d’immersion encore caractéristique des expositions blockbusters du XXIe siècle.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°532 du 1 novembre 2019, avec le titre suivant : En 1939, Léonard de Vinci mis au service de Mussolini