Art moderne

Duchamp descendant son piédestal ?

Par Bénédicte Ramade · L'ŒIL

Le 21 août 2014 - 1225 mots

PARIS

Et si Duchamp était peintre, finalement ? C’est l’approche inédite, et volontairement paradoxale, que choisit d’adopter le Centre Pompidou à travers son exposition « Marcel Duchamp. La peinture, même ». Prenant le contre-pied de la doxa qui réduit souvent Duchamp à ses seuls ready-made, l’accrochage oblige à regarder autrement cet artiste à l’héritage complexe, en même temps qu’il témoigne d’une évolution du regard sur une œuvre décisive du XXe siècle. Sacrilège ?

Vue de l'exposition Marcel Duchamp. La peinture, même, Centre Pompidou, Paris, 2014 © Ludosane
Vue de l'exposition Marcel Duchamp. La peinture, même, Centre Pompidou, Paris, 2014
© Photo Ludosane

Plus que Picasso, Marcel Duchamp constitue une référence indépassable et essentielle pour nombre d’artistes contemporains, et ce depuis la fin des années 1950. L’engouement et la déférence envers cet artiste-monument se retrouvent également du côté des institutions muséales et du monde académique tant l’œuvre duchampienne reste truffée d’énigmes irrésolues et de perspectives d’une fécondité truculente. De plus, sa versatilité reste à ce jour quasi inégalée. Preuve en est, le Centre Pompidou, celui-là même qui avait été inauguré avec une exposition consacrée à Marcel Duchamp en 1977, s’est lancé dans une étude ambitieuse du rapport amour-haine de l’artiste pour la peinture sous la férule d’une de ses conservatrices, Cécile Debray. Reste à savoir si ce modèle d’artiste savant et retors suscite le même pouvoir d’attraction sur le public qu’un Matisse ou Picasso, cela est moins sûr.

« Marcel Duchamp, La peinture, même » est une expo qui restaure en une centaine d’œuvres certaines vérités, tant le mythe est sujet à des emphases parfois déraisonnées, notamment au sujet de son désaveu de la peinture. Certes, la légende de son éviction du Salon des indépendants de 1911 n’est pas une fable. Les interprétations des conséquences sont, elles, plus diverses, de la blessure narcissique et la trahison familiale – ses frères étaient dans le jury de Gleizes et Metzinger, qui refusa son Nu descendant un escalier – à une méfiance irrépressible des étiquettes. Duchamp en dira : « Ça m’a aidé à me libérer complètement du passé au sens personnel du mot. » Mais, en août 1945, il précise à Denis de Rougemont : « Je n’ai pas renoncé par attitude. Je n’ai rien décidé du tout ! J’attends simplement d’avoir des idées… J’ai eu trente-trois idées, j’ai fait trente-trois tableaux. Je ne veux pas me copier, comme tous les autres. » La hantise de se répéter, de perdre son originalité, voilà donc l’une des raisons souveraines qui pourrait avoir tué le désir de peindre.

Duchamp, l’artisan lent
Autre légende tenace, savamment entretenue par l’artiste lui-même, sa décision de ne plus faire l’artiste justement, à partir de 1923. Pourtant, en toute discrétion, Duchamp ne cessera d’œuvrer tous azimuts, se dissimulant derrière son activité favorite de joueur d’échecs. Personnage paradoxal, le Duchamp présenté à Beaubourg n’est ni celui des ready-made, création décisive mais presque galvaudée aujourd’hui, ni son alter ego féminin, Rrose Sélavy. C’est le bricoleur, un artisan atypique réalisant à la main les miniatures de ses œuvres pour ses Boîtes-en-Valise au milieu des années 1930, celui que Guillaume Désanges mit au centre de son exposition « Des gestes de la pensée » à La Verrière (Bruxelles) il y a un an, qui joue le rôle central de ce parcours. Pour l’artiste, la signature faisait tout, mais ce serait bien vite oublier ses talents de fabricant que de s’arc-bouter sur le symbole d’une conception purement mentale de l’art. À partir de 1946 et jusqu’en 1966, il œuvre en secret à un diorama érotique, Étant donnés : 1° la chute d’eau, 2° le gaz d’éclairage, mise en scène à observer par l’œilleton d’une porte de grange ramenée de Cadaqués à New York. Un corps nu de femme, entre l’offre invitante et la scène de crime, y est allongé dans un décor pastoral. La conception fut lente, minutieuse, faisant appel à ses talents de peintre, de sculpteur, d’arrangeur, une véritable synthèse testimoniale en quelque sorte. Bien sûr, le chef-d’œuvre ne quittera pas les salles du Musée de Philadelphie, détenteur à ce jour du plus grand ensemble d’œuvres de Marcel Duchamp, notamment de ses peintures, dons de ses fervents collectionneurs les époux Arensberg puis de Katherine Dreier. Cependant, certaines d’entre elles traverseront l’Atlantique pour écrire une vision interprétative que Cécile Debray, la commissaire, et le Centre Pompidou souhaitent inédite.

Duchamp et les anciens
La fascinante biographie que Bernard Marcadé a consacrée au maître en 2007 [Marcel Duchamp : la vie à crédit, Flammarion] souligne avec une précision remarquable le génie bricoleur de celui qui s’était forgé une image de dandy dilettante, davantage fasciné par les échecs que par le travail. Derrière la haute silhouette faussement oisive était tapi un « an-artiste » besogneux et précis. L’exposition fera le point sur les influences picturales de Duchamp depuis l’impressionnisme de Manet et Monet, le pointillisme de Seurat (« Il ne laissait pas sa main contrecarrer son esprit », disait de lui Duchamp) au symbolisme de Böcklin ou de Redon. À Munich où il part se réfugier après le camouflet du Salon en 1912, Duchamp s’éprendra aussi de l’œuvre de Lucas Cranach l’Ancien à l’Alte Pinakothek. Picasso reprenait les maîtres en hommage parfois appuyé, Duchamp les métabolise différemment, infusés dans des interprétations picturales distantes. Tout comme les livres rares et techniques qu’il consulte à la bibliothèque. « Un tableau est le diagramme d’une idée », disait Duchamp, une expression refroidie. Il ne peint pas ce qu’il ressent ou ce qu’il voit, sa pensée exfiltre le sujet de ses attendus. D’où peut-être le quiproquo du jury, plus troublé par l’absence de concordance du titre du Nu descendant un escalier que par son sujet ou sa manière.

En rassemblant les lectures, les notes, les influences (Seurat, Rodin, Courbet, Ingres, Poincaré) et même les artistes regardés ou promus par Duchamp (Louis Michel Eilshemius, Brancusi), l’exposition plonge dans l’antre de l’esprit duchampien si difficile à percer même pour les exégètes. La clef sera-t-elle dans cette dimension autographe de l’œuvre que le musée semble vouloir reconstituer ? Duchamp a laissé beaucoup de zones d’ombre sur son œuvre même s’il s’est confié et a écrit de précieuses notes et de foisonnantes correspondances (Duchamp du Signe, Le processus créatif et Notes). Le comprendre par la peinture, c’est revenir sur le terrain d’une frustration décisive qu’il l’amène à « tuer » symboliquement le médium pour mieux le hanter. Il déclarait ainsi à Time Magazine : « Je préfère être fusillé, me suicider ou tuer quelqu’un plutôt que de me remettre à la peinture. » De cette position péremptoire, presque bravache, faut-il en déduire un dépit presque amoureux ? La violence du propos laisse place à toutes les déductions. Toujours est-il que Duchamp peindra lui-même certaines des mini-reproductions de ses tableaux, rehaussera à la main certains fac-similés exécutés par des assistants, comme rattrapé par l’exigence du faire et peut-être le plaisir refoulé dans la rancœur. La peinture serait-elle donc la clef ? « Je voulais m’éloigner de l’acte physique de la peinture. Je voulais remettre la peinture au service de l’esprit. » Il ne cesse de tordre les plus éclairés, de susciter les vocations et d’éblouir par son étonnante vivacité. Un Duchamp peintre ? Peut-être le vrai visage de l’artiste après tout.

« Marcel Duchamp, La peinture, même »

Du 24 septembre au 5 janvier. Musée national d’art moderne – Centre Pompidou.
Ouvert tous les jours, sauf le mardi, de 11 h à 21 h.
Tarifs : 13 et 10 € ou 11 et 9 € selon période.

Commissaire : Cécile Debray.

www.centrepompidou.fr

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°671 du 1 septembre 2014, avec le titre suivant : Duchamp descendant son piédestal ?

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