Pour le monde de l’art, l’Italien Arturo Schwarz fut avant tout l’exégète, l’éditeur et le marchand de Marcel Duchamp.
Autant dire un monument de l’histoire de l’art. Mais ramener sa vie de frondeur à cet épisode serait réducteur. Passé maître en casuistique, Schwarz recèle des entrées multiples et des tiroirs secrets, selon la focale choisie, politique, poétique ou ésotérique. Cet intellectuel au physique de « Lider Maximo » a mené une vie picaresque, entre ombre, lumière et paradoxe.
« Je suis un vieux surréaliste », lance Arturo Schwarz dans un français parfait. Confirmation est donnée lors de la visite de son antre milanais, aux murs saturés d’œuvres surréalistes, de statues khmères et indiennes, d’art primitif et de livres. La vie de cet érudit est celle d’un héros de roman. Né à Alexandrie d’un père ingénieur chimiste, le jeune homme passe les vingt-cinq premières années de sa vie en Égypte. Lecteur dès l’âge de 14 ans de Karl Marx, sa jeunesse porte le sceau de l’engagement. « Les conditions misérables des ouvriers et des paysans égyptiens ne pouvaient que conduire au militantisme », souligne ce révolté né. Étudiant en médecine, il intègre le mouvement égyptien communiste, avant de rallier la IVe Internationale trotskiste.
Son militantisme le conduira en 1947 dans une prison d’Hadra, puis au camp d’Aboukir avant d’être expulsé l’année suivante en Italie. Bien qu’athée, l’homme devenu citoyen israélien voilà trois ans est pétri de judaïsme. Il publiera d’ailleurs sur la question Sono Ebreo, anche. Riflessioni di un ateo anarchico (1) (« Je suis aussi juif. Réflexions d’un athée anarchiste »). Sa judéité est une philosophie foncièrement laïque et subversive. « Les principes du judaïsme qui résonnent en lui sont le refus de l’autoritarisme, la soif de savoir, le respect des diversités, le désir de justice et le devoir d’aider les autres, le droit au bonheur et la glorification de la femme », observe Adina Kamien-Kazhdan, conservatrice au Musée d’Israël à Jérusalem. L’étude de la kabbale confortera sa liberté de pensée tout en renforçant son sens, très trotskiste, de la dialectique.
« Mister Hyde »
À son arrivée en Italie, Schwarz reprend l’activité éditoriale qu’il avait lancée dès 1945 en Égypte, publiant recueils de poésie contemporaine italienne, écrits politiques et livres d’artistes. Sous le pseudonyme de « Tristan Sauvage », ce fidèle d’André Breton défendra le surréalisme. Bien que rétif à l’autorité, Schwarz obéit finalement aux injonctions, qu’elles soient trotskistes ou surréalistes… Il semble étrange que ce rationaliste forcené ait cédé aux abysses de l’inconscient. Ou que l’animal politique n’ait pas succombé à la table rase version Dada. « On ne peut changer l’être humain sans connaître ses pulsions profondes, justifie-t-il. Je suis post-freudien et post-jungien. Pour ce qui est de Dada, c’est un mouvement qui a refusé l’autorité mais sans rien proposer d’autre. On ne peut pas être juste nihiliste. » Il n’en a pas moins organisé en 1966 l’exposition « Cinquant’anni a Dada. Dada in Italia 1916-1966 » au Civico Padiglione d’Arte Contemporanea, à Milan.
Dès le début des années 1950, Schwarz avait présenté des artistes dans sa librairie, transformée en galerie en 1961. Il y montrera Arman et Martial Raysse, Daniel Spoerri grâce à l’entremise du critique d’art Alain Jouffroy, Konrad Klapheck, mais aussi Picabia et Man Ray. Pourquoi l’anticapitaliste a-t-il pris la voie du marché ? « Mes artistes m’ont toujours été reconnaissants, indique-t-il. Ils n’étaient liés par aucun contrat. J’achetais toujours toutes les expositions pour les aider. Je faisais un travail culturel, j’introduisais ces créateurs nouveaux dans le monde de l’art. Le travail de galeriste a matérialisé mes idées. Je suis très cohérent avec moi-même. Il n’y a pas un docteur Jeckyll et un Mister Hyde. Seulement un Mister Hyde ! » Un Mister Hyde qui cultive parfois les frictions. « Il a toujours eu beaucoup de tempérament. Il s’est fâché avec beaucoup de monde dans le milieu de l’art, mais cela ne le gêne pas. Dans sa galerie, il mettait à la porte les collectionneurs qui marchandaient trop », relate son ami, le marchand parisien Marcel Fleiss.
Duchamp l’alchimiste
Schwarz défendra en priorité le travail de Duchamp, dont il rédige de 1959 à 1969 la monographie (2) et le catalogue raisonné (3). Mais il fait de l’agitateur un objet de fantasme et de délire, inscrivant son œuvre dans une perspective alchimique. Il pose aussi comme nœud gordien de son travail la prétendue relation incestueuse entre Duchamp et sa sœur Suzanne. « Il a « surréalisé » Duchamp, en le regardant par le prisme d’André Breton. Or il n’y a pas chez Duchamp l’idée démiurgique d’une puissance sur les choses », souligne Bernard Marcadé, auteur de Marcel Duchamp, la vie à crédit (4). Pour les familiers de l’artiste, le livre de Schwarz n’entre pas en concurrence avec les précédents écrits sur Duchamp. « La connaissance de l’œuvre et de la personnalité de Duchamp est due à Robert Lebel, qui a écrit le premier essai qui lui a été consacré, avec son approbation, rappelle Alain Jouffroy. Les travaux de Schwarz sont bien tardifs par rapport à Sur Marcel Duchamp (5), de Lebel. Duchamp les a approuvés… du bout des lèvres. En fait, il s’en foutait complètement. Pour lui, les écrits qu’on lui consacrait reflétaient la personnalité de leurs auteurs, beaucoup plus que la sienne propre. »
Schwarz pousse surtout Duchamp à éditer treize ready-made historiques, notamment à refaire sept d’entre eux qui avaient disparu. « J’avais fait un rêve où je voyais Duchamp retrouver des esquisses. Je lui ai décrit mon rêve et grâce à cela il a retrouvé les notes de la Boîte blanche », raconte-t-il.
L’éditeur a incontestablement ouvert le marché de Duchamp et permis d’asseoir sa postérité en entérinant le mouvement d’esthétisation de ces ready-made. Cette édition a aussi régulé la politique de signature jusque-là hasardeuse de l’artiste. Schwarz fut toutefois pointé du doigt lorsque trois urinoirs signés Duchamp sont apparus sur le marché, sans pour autant figurer dans l’édition. Bavure ou manque de rigueur ? Les ayants droit de Duchamp refusent de polémiquer sur la question. « Je connais Arturo Schwarz depuis plus de quarante ans. Il a travaillé avec enthousiasme et même une certaine frénésie sur l’œuvre de Marcel Duchamp, qu’il a toujours mise en avant », se contente de déclarer Jacqueline Matisse Monnier, légataire de l’artiste.
Nombreux dons
Schwarz ferme sa galerie en 1975 pour ne plus se consacrer qu’aux études, publiant une vingtaine d’ouvrages de poésie ou d’essais. Le temps a toutefois fortement valorisé l’important stock qu’il s’est constitué, en lui permettant de vivre de ses ventes longtemps après la fermeture de son espace. S’il a vendu, il a aussi beaucoup donné, en particulier aux musées israéliens. En 1972, il offre treize ready-made au Musée d’Israël, puis ses archives en 1991, et enfin, sept ans plus tard, plus de sept cents œuvres surréalistes. « Le résultat est une mosaïque encyclopédique, d’autant plus remarquable qu’il s’agit du travail d’une seule vie. Ce qu’il a donné, c’est une part d’histoire et de son histoire, et pour lui cette part ne pouvait pas trouver d’autre asile qu’en Israël », indique Adina Kamien-Kazhdan. Schwarz avait toutefois envisagé de faire aussi une grande donation en Italie, avant d’être éconduit par l’administration.
Encore aujourd’hui, la pensée volcanique de cet octogénaire reste en ébullition constante. Il s’attelle à son dictionnaire surréaliste, pour lequel il est parvenu à la lettre « L ». « C’est une foutaise de dire que les vieux ne sont plus créatifs, grogne-t-il. Quel âge avait Churchill et Roosevelt quand ils ont conduit leurs pays à la victoire ? » Il s’insurge tout autant si on se hasarde à dire que le surréalisme est démodé. « C’est une autre foutaise. Le surréalisme à l’échelle mondiale est plus vivant que jamais. Il existe une quarantaine de groupes surréalistes actifs. Comment voulez-vous qu’une pensée subversive soit démodée ? Il n’y a pas de style surréaliste. Tanguy n’a rien à avoir avec Dalí qui n’a rien à voir avec Breton ! » Bien que vivace, le regard de Schwarz n’a toutefois pas accompagné l’art contemporain. Ainsi ses choix en matière d’art israélien laissent perplexes. De même a-t-il du mal à créditer les enfants spirituels de Duchamp, tel Maurizio Cattelan. « Cattelan veut épater le bourgeois, grimace-t-il. L’art, ce n’est pas ça. C’est un instrument de connaissance. »
1924 Naissance à Alexandrie, Égypte.
1952 Fonde une maison d’édition et une librairie à Milan.
1954 Commence à montrer des artistes dans sa librairie.
1961 Crée la Galerie Schwarz à Milan.
1964 Édite les ready-made de Duchamp.
1975 Ferme sa galerie.
1998 Offre près de huit cents pièces au Musée d’Israël(Jérusalem).
2009 Offre avec Jacqueline Matisse Monnier la Boîte en valise de Duchamp au Musée d’Israël.
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Arturo Schwarz, éditeur et marchand d’art
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(2) éd. Fabbri, Milan ; pour la traduction française : Marcel Duchamp, coll. « Chefs-d’œuvre de l’Art », éd. Hachette, 1969.
(3) The Complete Works of Marcel Duchamp, éd. Harry N. Abrams, New York/Thames & Hudson, Londres, 1969.
(4) éd. Flammarion, coll. « Grandes biographies », 2007.
(5) éd. du Trianon, 1959 (rééd. par le Centre Pompidou en 1996, coll. « Arts plastiques »)
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°335 du 19 novembre 2010, avec le titre suivant : Arturo Schwarz, éditeur et marchand d’art