Il est considéré comme l’un des plus grands galeristes italiens pour avoir soutenu la plupart des artistes du mouvement de l’Arte povera. Il se considère comme un « collecteur » qui a rassemblé plus de six cents œuvres d’art.
Italie. « Je suis un artiste raté. » Gian Enzo Sperone laisse échapper cette confidence dans un éclat de rire. Il ne l’a certes pas été lui-même, mais il a découvert et soutenu certains des plus importants artistes de la seconde moitié du XXe siècle. Le frétillant octogénaire a en effet réussi une brillante carrière de galeriste. Rien ne prédestinait ce fils unique, né en 1939 dans une modeste famille ouvrière de Turin, à devenir l’une des références du monde de l’art transalpin. Ses parents sont pourtant convaincus de l’importance des études pour s’élever socialement. Gian Enzo Sperone, dont l’un des professeurs à l’université sera Umberto Eco, est persuadé qu’il tutoiera les muses de la poésie. « Mais, en 1956, la traduction italienne du recueil “Feuilles d’herbe” de Walt Whitman a été publiée. J’ai compris en la lisant que je n’atteindrais jamais ce niveau. J’ai renoncé à emprunter le chemin de la littérature pour en trouver un autre. »
Le chemin de ses promenades d’adolescent passe devant la vitrine de la galerie Galatea ouverte l’année suivante par Mario Tazzoli. Il y trouve un mentor et sa véritable vocation. Il travaille d’abord deux ans comme vendeur chez le fabricant de machines à écrire Olivetti, expérience qu’il saura mettre à profit dans ses rapports avec ses futurs clients. Ceux de sa première galerie ouverte à Turin en 1963. « Je venais de découvrir le pop art qui m’avait enthousiasmé, se souvient-il. Après avoir connu Roy Lichtenstein à Paris, j’ai organisé sa première exposition de bandes dessinées en Italie, la deuxième en Europe. Le succès a été immédiat me permettant d’acheter des œuvres. »
Il achète ainsi des œuvres d’artistes d’avant-garde, domaine dans lequel Gian Enzo Sperone excelle. Turin est alors aux avant-postes de l’effervescence culturelle qui agite la Péninsule. C’est là que naît en 1961 le mouvement de l’Arte povera : de Michelangelo Pistoletto à Alighero Boetti, de Giuseppe Penone à Luciano Fabro, tous passent ou se réunissent à la galerie Sperone. « Ils étaient subversifs, contre tous les canons esthétiques ; ils ont incarné le dernier grand mouvement artistique du XXe siècle, se souvient, avec une pointe de nostalgie, celui à qui l’on reconnaît la formidable intuition d’avoir été l’un des premiers à croire en eux et à les soutenir. Mais comme il était difficile, au début, de vendre leurs œuvres ! Ma vie de galeriste avant-gardiste était extrêmement frénétique car tu dois débusquer un artiste jeune et inconnu, lui acheter la plus grande partie ou toute sa production, sachant qu’en cas de succès sa cote va immédiatement s’envoler. C’est un moment extrêmement fugace. »
Mais, malgré le dynamisme de Turin en ces années du miracle économique d’après-guerre, il se sent rapidement à l’étroit dans cette ville industrielle bourgeoise. Milan est plus stimulant et c’est là qu’il s’installe pour ouvrir une autre galerie, en 1965, sur les conseils d’Ettore Sottsass. Il organise une exposition des œuvres de ce grand architecte et designer qui à l’époque est surtout un peintre, mais aussi d’Andy Warhol, Cy Twombly, Morris Louis, Frank Stella et Jasper Johns… Sa fortune est faite et sa carrière est lancée. Mais sa véritable richesse réside dans son inépuisable énergie et ses précieuses amitiés. Surtout avec l’historien d’art Arturo Schwarz, le marchand Leo Castelli et le collectionneur Giuseppe Panza di Biumo : « Ils furent mes véritables maîtres. J’ai appris l’importance de la qualité des œuvres pour mes achats qui ont été avant tout motivés par la passion et non par la simple spéculation. Si j’aime un artiste, je lui achète tout ou, au moins, le plus d’œuvres possibles. J’ai toujours acheté en suivant ma sensibilité, y compris en m’endettant auprès des banques. Pour exercer ce métier, il ne faut pas que l’argent soit un frein. »
Un métier qu’il exerce également à partir de 1972, outre-Atlantique, en ouvrant une galerie à New York avec Angela Westwater et Konrad Fischer. « Je n’y ai plus mis les pieds quand Donald Trump a été élu, en signe de protestation contre quelqu’un dont le slogan est “America First”, comme si le monde entier ne partageait pas les mêmes problèmes, rappelle Gian Enzo Sperone qui préfère plus s’attarder sur les changements du monde de l’art que sur ceux de la géopolitique. Il prend acte de la multiplication exponentielle des salles des ventes et des enchères, tout comme des foires et des biennales au cours des dernières décennies. Mais c’est avant tout la crise du modèle traditionnel de la galerie qu’il déplore. « L’époque où elle était un lieu d’effervescence intellectuelle où l’on se rendait avec révérence est révolue. Les galeristes sont toujours là, mais c’est un peu pathétique car le spectacle est partout ailleurs sauf dans les endroits consacrés à l’art. Le plus grand bouleversement concerne les artistes. Nous espérions qu’ils restent des rêveurs ; ils sont devenus des managers. Ils sont devenus les galeristes d’eux-mêmes, des maîtres dans l’art du marketing. Mon modèle de galerie d’avant-garde n’a plus de sens car, depuis l’Arte povera, aucun mouvement culturel n’a émergé et, en Italie, il n’existe plus de théoriciens ou de critique d’art d’envergure. »
L’activité de Gian Enzo Sperone est devenue essentiellement celle de collectionneur. Le catalogue de sa collection privée rassemblant plus de six cents œuvres de plus de trois cents artistes dispersées dans ses différentes résidences a été publié en 2019. Son titre : Dealer/Collector. « Je préfère le terme de “collecteur en série” à celui de collectionneur. Ma collection est celle d’un homme libre et éclectique qui ne recule jamais devant un objet qui lui plaît, que ce soit un vestige archéologique ou une toile du XVIIe siècle. Je fréquente aussi bien les brocanteurs que les grandes salles de ventes. Mais je m’intéresse beaucoup, ces derniers temps, à l’art ancien. Car je suis convaincu que l’histoire de l’art se déploie à travers des cours d’eau, des ruisseaux, des torrents, des fleuves. » Un retour aux sources de l’art pour celui qui a bâti sa carrière sur les avant-gardes. « L’émotion de l’art l’a doté d’une fièvre, d’une température élevée dans laquelle et avec laquelle il erre comme celui qui a volé et porte dans sa poche, invendable, le diamant noir le plus mystérieux du monde », écrit à son propos l’intellectuel italien Goffredo Parise. Dans cette promenade artistique et existentielle, Gian Enzo Sperone n’a qu’une boussole : « Suis ton daimôn, conseille-t-il en reprenant l’injonction des philosophes antiques. Cette puissance supérieure qui est la cause de notre destin et qui, chez moi, est l’amour de l’art. »
L’accès à la totalité de l’article est réservé à nos abonné(e)s
Gian Enzo Sperone galeriste et « collecteur » d’œuvres d’art
Déjà abonné(e) ?
Se connecterPas encore abonné(e) ?
Avec notre offre sans engagement,
• Accédez à tous les contenus du site
• Soutenez une rédaction indépendante
• Recevez la newsletter quotidienne
Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°586 du 1 avril 2022, avec le titre suivant : Gian Enzo Sperone galeriste et « collecteur » d’œuvres d’art