Galerie

Duchamp met Munari en (Roto)relief

Par Henri-François Debailleux · Le Journal des Arts

Le 6 mai 2022 - 868 mots

PARIS

La galerie Loeve&Co présente une exposition inédite et convaincante qui confronte les œuvres de Marcel Duchamp à celles de Bruno Munari.

Paris. En 1934, Marcel Duchamp (1887-1968) réalise une série de variations en lithographie pour la couverture de la revue Minotaure [voir ill.]. On n’en connaissait que deux, reproduites dans le catalogue raisonné qu’Arturo Schwarz (1924-2021) a publié en 1997 sur l’artiste : l’une que le marchand et historien d’art a donné à la Galleria d’Arte Moderna de Rome et l’autre qui appartient à la Fondation japonaise Gibi. Jusqu’à ce que Stéphane Corréard en déniche par hasard seize de plus dans une collection de Cadaqués où Duchamp aimait aller en vacances.

Cette série inédite, qui n’a jamais été montrée en France (elle n’a été exposée qu’une seule fois au MACBA de Barcelone en 2006) est évidemment la porte d’entrée et la clé de voûte de l’exposition inaugurale de la nouvelle galerie Loeve&Co Marais (précédemment celle de Jean Brolly), qu’ouvrent Hervé Loevenbruck et Stéphane Corréard (qui ont déjà deux adresses à Paris).

Trente ans plus tard, en 1965, Bruno Munari (1907-1998) réalise Girondella, un objet cinétique, sorte de sablier qui fait tourner des cercles concentriques visuellement très proches des Rotoreliefs de Duchamp et notamment ceux figurés par ses lithographies précitées. L’œuvre voisine ici avec La Pennellessa (Queue de morue. Hommage à Marcel Duchamp) que Munari a réalisée en 1970 avec un pinceau-brosse, dont les poils, tressés de chaque côté comme des nattes attachées par un nœud rose, renforcent encore l’allure et les courbes féminines de l’objet [voir ill.]. Deux œuvres, pour ne citer qu’elles, qui justifient pleinement le rapprochement totalement inédit avec Marcel Duchamp qui, au-delà de surprenantes et réjouissantes affinités, ranime une interrogation : les deux artistes, l’un vivait à New York et l’autre à Milan, se sont-ils connus ou rencontrés, ce qu’aucun document n’atteste ?

En revanche, on sait qu’entre 1958 et 1968, ils ont exposé des œuvres dans une dizaine d’expositions collectives à l’initiative d’amitiés communes : Jean Tinguely, Daniel Spoerri et Pontus Hulten. Ce dernier a d’ailleurs demandé à Munari deux multiples pour la rétrospective Duchamp qu’il a organisé en 1993 au Palazzo Grassi à Venise. Ces deux œuvres, La Pennellessa (qui se traduit par pinceau et pénis) précitée et une bouteille avec une fermeture éclair sont ici exposées.

De nombreux points communs

Il est évident que Munari connaissait la démarche de Duchamp (et vice-versa sans doute) et qu’il y a de nombreux ponts entre leurs œuvres, notamment les liens qu’ils entretiennent l’un et l’autre avec le Futurisme, le Cinétisme, la notion de jeu, l’empreinte, les machines, l’objet trouvé, le mouvement, la vitesse, etc. On s’en rend parfaitement compte au travers de la trentaine d’œuvres regroupées, aussi bien celles connues de Marcel Duchamp, à l’exemple d’une boîte en valise ou d’une reproduction d’une encre du Nu descendant un escalier (signée et dédicacée à Vegara, son médecin à Cadaqués) que celles qui le sont moins de Munari, jamais avare de poil à gratter, ni de télescopages surréalistes, drôles et ludiques. La sélection qui lui est consacrée rappelle ainsi que celui que Pablo Picasso avait surnommé « le Léonard de Vinci du XXe siècle » et Pierre Restany « le Peter Pan à l’envergure léonardesque »était certes graphiste, designer, cinéaste, auteur de livres et de jouets pour enfant… mais aussi artiste.

L’exposition fait donc coup double : elle fait connaître Bruno Munari, dont on apprend notamment, au travers de xérographies originales, qu’il fut l’inventeur du « Copy art », et elle ouvre un rapprochement inédit avec Marcel Duchamp puisqu’il n’y avait encore jamais eu ni d’exposition, ni de catalogue (la galerie en publie d’ailleurs un à cette occasion).

Il y a fort à parier que, telle une boîte de pandore, ce qui s’apparente ici à une nouvelle valise pleine de grains à moudre, ne va pas manquer d’ouvrir de nouvelles pistes à ceux qui sont nus (et pas forcément dans l’escalier) devant un sujet de réflexions inédit.

Marcel Duchamp a toujours la cote  

Marché de l’art. Y a-t-il encore beaucoup d’œuvres de Duchamp sur le marché ? « Oui, car il a réalisé beaucoup d’éditions, aussi bien des “ready made”, que des gravures, des affiches. En revanche, comme Duchamp a fait peu de pièces uniques, il y en a peu sur le marché, à l’exception d’œuvres de jeunesse », précise David Fleiss, le directeur de la galerie 1900-2000, spécialiste, entre autres, de l’œuvre et du marché de l’artiste. En puriste, il souligne l’importance que l’œuvre soit signée : « Il est par excellence celui qui a dit qu’une œuvre c’était la signature de l’artiste, c’est le concept même qui fonde toute son œuvre. » Ces différences entre multiples et originaux, œuvres signées ou non, expliquent des prix très variables qui peuvent aller d’environ 15 millions d’euros pour une Fontaine (éditée à douze exemplaires) à 15 000 euros pour un simple multiple comme un Bouche-évier en argent ainsi qu’on peut en voir chez Loeve&Co, en passant par une boîte en valise à plusieurs centaines de milliers d’euros en fonction de l’édition (il en existe quelque trois cents exemplaires en tout pour sept éditions différentes). En sachant, comme le rappelle Stéphane Corréard que « les œuvres de Duchamp, véritables fétiches et fantasmes, génèrent une forme d’hystérie sur le marché ».

Duchamp et Munari,
jusqu’au 4 juin, Galerie Loeve&Co Marais, 16, rue de Montmorency, 75003 Paris.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°588 du 29 avril 2022, avec le titre suivant : Duchamp met Munari en (Roto)relief

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