L’actualité automnale bientôt consacrée à Marcel Duchamp est l’occasion de voir l’œuvre et d’entendre son auteur à travers la relation privilégiée qu’un artiste et un critique ont su instaurer avec lui.
En cette saison duchampienne vont à nouveau se croiser les opinions contradictoires sur l’inventeur du ready-made, le joueur d’échecs, le fondateur ou le coupable d’un art contemporain honni ou célébré, c’est selon. Singulière destinée historique de l’artiste que l’on a souvent entendu dire combien il y était indifférent. On l’entend dans le film, réalisé par Pascal Goblot et édité en livre-DVD, qui est consacré aux relations de Richard Hamilton à Marcel Duchamp. Rien ici d’une naïve religiosité entrenue par l’artiste anglais vis-à-vis de son aîné, mais le témoignage d’une collaboration artistique et d’une relation humaine. Le Grand Verre, dont Hamilton réalisa la réplique, est au centre du film de 53 minutes, que prolongent en bonus les images de son installation au Centre Pompidou, pour l’exposition « Dada » en 2005-2006.
Hamilton apparaît dans une relation remarquable à Duchamp, mesurant l’influence du maître sur son œuvre avec un juste paradoxe, se disant duchampien, tout au plus par le fait d’avoir choisi d’autres voies que celle du ready-made. S’il a contribué à l’édification de la figure de Duchamp, c’est avant tout comme commissaire d’exposition, s’engageant en 1966 à faire connaître à Londres son travail, curieux de jouer de l’énigme toujours active de la multiplicité d’interprétations qu’entretient l’œuvre. Hamilton s’attache à la nature des choix artistiques, à ce rejet du fait-main, à l’iconoclasme radical appliqué à tout, y compris à lui-même et parallèlement à la précision de la pensée associée à l’aspect énigmatique des œuvres.
La manière qu’a eue Richard Hamilton de repasser dans les pas de Duchamp – notes, décisions, gestes – s’inscrit ainsi dans le choix de la délégation de la facture (l’« allographisme », dirait le philosophe Nelson Goodman), qui est aussi un trait du pop art, ceci à partir d’une description, d’une partition – qui est aussi un trait de l’art conceptuel. En conduisant par la parole de Richard Hamilton au cœur d’une relation qui apparaît aussi dans sa dimension de complicité intellectuelle et amicale, le film fait accéder à la singularité du travail de Duchamp.
« La bohème de Montmartre »
C’est cette singularité que les célèbres Entretiens que Duchamp accorda au critique Pierre Cabanne en 1966 font apparaître : en les rééditant aujourd’hui, les éditions Allia procurent une des lectures les plus directes de l’œuvre d’un Duchamp qui se montre dans des postures certes paradoxales mais toujours claires et tranquilles. Le personnage que Cabanne laisse entrevoir est aimable et drôle, caustique et précis, roué sans doute, coquet aussi, cynique parfois : « Pierre Cabanne : D’anti-artiste, vous deveniez pro-ingénieur. Marcel Duchamp : Oui… enfin, ingénieur à bon marché. [p. 75] »
L’esprit du dialogue restitué par Cabanne convient à cette parole souvent ramassée, allusive, qui produit malgré elle des formules, des sortes de proverbes et adages, des provocations (« On peut avoir toutes les femmes que l’on veut, on n’est pas obligé de les épouser [p. 93]. » « […] Remarquez qu’il ne me faut pas beaucoup de conceptuel pour me mettre à aimer. Ce que je n’aime pas, c’est le non-conceptuel du tout, qui est le pur rétinien ; cela m’agace [p. 95]. »
Duchamp esquive les questions souvent par l’anecdote, avec légèreté et un accent de franchise, de bonhomie, régulièrement traversé par le souffle de la dérision : « P. C. : On a l’impression que chaque fois que vous vous engagez à prendre une position, vous l’atténuez par l’ironie ou le sarcasme. M. D. : Toujours. Parce que je n’y crois pas. P. C. : Mais à quoi croyez-vous ? M. D. : Mais à rien ! Le mot “croyance” est une erreur aussi. C’est comme le mot de “jugement”. Ce sont des données épouvantables, sur lesquelles la Terre est basée. J’espère que sur la Lune, ce ne sera pas comme ça ! [p. 114] » Et quand Cabanne l’interroge sur son orientation initiale vers la peinture, il dit son attente à l’époque : « Je n’en sais rien. Il n’y avait vraiment pas de programme ou de plan établi en moi. […] Il n’y avait pas de substratum théorique. […] C’était la bohème de Montmartre ; on vit, on peint, on est peintre, tout cela ne veut rien dire au fond. Ça existe encore aujourd’hui certainement. On fait de la peinture parce qu’on veut soi-disant être libre. On ne veut pas aller au bureau tous les matins [p. 21]. »
L’aimable ravageur a ainsi sapé l’idée du peintre et de la peinture, paradoxale jusqu’au bout puisque le Centre Pompidou montre (à partir du 24 septembre) Duchamp sous ce jour.
Sentence usée
Rappelons enfin sa sentence, « c’est le regardeur qui fait le tableau », reprise si souvent, ad nauseam précise Jacqueline Lichtenstein dans son essai Les Raisons de l’art (p. 114). Aussi usée qu’elle peut paraître, la formule demeure assez juste ou efficace pour que la philosophe, construisant une critique de l’esthétique philosophique au profit, dit-elle, du plan proprement artistique, s’en serve, rajoutant à la nausée qu’elle ressent, comme seule et unique ouverture de sa démonstration vers le contemporain : ses « raisons de l’art » semblent donc suspendues depuis un bon siècle. Malgré le soin qu’elle met à ouvrir ses références, avec pertinence, notre auteure se construit fort curieusement un champ artistique qui ne connaît presque rien du XXe siècle, bien peu du XIXe, et moins encore du XXIe. Duchamp et son mot auront seuls la charge de les incarner. Belle postérité, fût-elle ici négative et sommaire !
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Paroles de Duchamp
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Abonnez-vous dès 1 €Richard Hamilton dans le reflet de Marcel Duchamp
Film documentaire, réalisation Pascal Goblot, 2014, Après Éditions, DVD et livret de 44 p., 53 minutes, 20 €. Le film de Pascal Goblot sera présenté au Centre Pompidou le 9 octobre à 19 heures, petite salle.
Marcel Duchamp, Entretiens avec Pierre Cabanne
1967, rééd. 2014, Éditions Allia, 160 p., 15 €.
Jacqueline Lichtenstein, Les raisons de l’art, essai sur les théories de la peinture
2014, éd. Gallimard, NRF Essais,224 p., 17,90 €.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°419 du 19 septembre 2014, avec le titre suivant : Paroles de Duchamp