MONTREUIL
Plasticien, vidéaste, performeur et poète, l’artiste d’origine antillaise représentera la France à la prochaine Biennale de Venise. Nous l’avons rencontré à Montreuil, en banlieue parisienne, où il vit.
Il nous a donné rendez-vous non loin de son atelier dans un café de Montreuil. Alors qu’on s’apprête à en franchir le seuil, Julien Creuzet apparaît soudain, comme s’il venait de se matérialiser au coin de la rue. Avec son large haut de forme en velours coiffant ses dreadlocks, sa silhouette semble surgie d’un ailleurs lointain. On songe à ses secrets, à ce vaudou évoqué dans son travail de sculpture et de vidéo et, aussitôt, à sa façon de se jouer de l’exotisme, renouvelant le cliché figé au profit d’une notion fluide, mouvante, comme une idée en circulation. Dans trois mois, l’artiste de 36 ans, né au Blanc-Mesnil (93), représentera la France à la 60e Biennale de Venise. Une forme de consécration qu’il tient à distance : « Je ne suis pas naïf. Ma nomination, validée par deux ministères, celui de la Culture et celui des Affaires étrangères, correspond à un agenda politique. » Est-ce pour prendre l’institution à son propre jeu ? L’artiste a voulu que la présentation officielle du pavillon, début février, se tienne en Martinique, où il a grandi (avant de revenir en métropole poursuivre ses études, à l’école supérieure d’art et médias de Caen-Cherbourg, puis aux Beaux-Arts de Lyon et enfin au Fresnoy-Studio national des arts contemporains, à Tourcoing). La conférence de presse programmée à Fort-de-France est l’occasion de braquer les projecteurs sur ce territoire d’outre-mer et sur une scène artistique, selon lui, invisibilisée. « Il faut venir en Martinique et prendre le temps de visiter des ateliers, d’artistes jeunes et moins jeunes, assure-t-il. Comme Victor Anicet, qui a été convié il y a quelques mois à échanger avec le critique d’art Hans Ulrich Obrist lors de la dernière édition de la foire Paris+ par Art Basel, mais n’a jamais exposé dans les musées français. » Pour Julien Creuzet, l’absence d’intérêt pour les artistes antillais traduit « un manque de considération », entretenu par un malentendu. « L’exposition “Magiciens de la Terre”, conçue par Jean-Hubert Martin [Centre Georges Pompidou et Grande Halle de la Villette, 1989] est souvent citée comme une référence du décloisonnement des arts. Mais elle a inscrit toute une production dans un registre magico-religieux, relève-t-il. Tant que l’histoire de l’art continue à créer des hiérarchies dans la représentation des formes, à distinguer les avant-gardes comme le surréalisme et le cubisme, des arts « premiers » qui les ont inspirées, elle nie l’apport de l’autre ».
Or, loin de tout dogmatisme, l’œuvre de Julien Creuzet est justement une invitation à faire de la place à l’autre. Plus généralement, on comprend que l’artiste est enclin à partager : au Magasin, à Grenoble, il a convié trois de ses élèves des Beaux-Arts, diplômés en 2023, à montrer leurs travaux en parallèle de sa propre exposition solo. Lui n’a pas perdu de temps à la fin de ses études. Dès 2015, la Galerie, centre d’art contemporain de Noisy-le-Sec (93), dirigée à l’époque par Émilie Renard, lui offre sa première exposition dans une institution, précédée d’une résidence de sept mois. Intitulé « Opéra-archipel », son projet comprend des vidéos et des sculptures, ainsi qu’un ensemble de textes et de performances, chaque fragment autonome participant du tout. Ce programme artistique, il l’a construit à partir du livret des Indes galantes de Rameau et d’une revue de la France coloniale des années 1930, pris comme sources d’une imagerie fantasmatique des lointains. Son Opéra-archipel suggère des correspondances entre ces références historiques et des versions contemporaines de l’exotisme observées justement autour de la galerie, à Noisy-le-Sec, en Seine-Saint-Denis. Cette capacité à établir des liens entre une histoire passée et un environnement immédiat, à collecter, via son téléphone portable, des visions prises au vol, a tout de suite frappé Émilie Renard. « Chaque jour, pendant sa résidence, Julien nous apportait quelque chose de la vie de la ville et des alentours. Cette façon d’observer le contexte et de s’en imprégner témoignait d’une grande ouverture au monde. Il était comme un glaneur de petites choses qui avaient l’air isolées les unes des autres, des images, des rebuts, des objets, des plantes, qu’il réagençait ensuite selon des proximités formelles ou sensibles pour les faire se rencontrer et créer un troisième terme, sculpture, film ou poésie ». Institution prescriptrice, la Galerie de Noisy-le-Sec contribue, avec la galerie Dohyang Lee, à mettre l’artiste émergent dans le circuit. Le Frac Ile-de-France ainsi que le Cnap acquièrent une de ses œuvres. Son chemin vers la reconnaissance ressemble, dès lors, à un parcours sans faute, de son exposition à la Fondation Pernod Ricard (2018, avec Bétonsalon) jusqu’à sa nomination au Prix Marcel Duchamp en 2021, en passant par sa participation à la Biennale de Lyon (« Mondes flottants », 2017). En 2019, il intègre la galerie High Art, qui contribue à renforcer sa présence à l’étranger.
Julien Creuzet a su incarner, parmi les premiers et avec une justesse formelle n’appartenant qu’à lui, les questions liées à l’histoire postcoloniale, lesquelles commencent alors à poindre dans l’Hexagone, sans pour autant que son œuvre se cantonne à cette dimension. « En 2012, il y avait eu la triennale “Intense proximité” au Palais de Tokyo, avec pour directeur artistique Okwui Enwezor, dont j’étais une des curatrices associées, se souvient Émilie Renard. Le milieu de l’art français était alors très réticent à aborder ces sujets. Okwui Enwezor traitait les questions postcoloniales selon des perspectives historiques, depuis différents foyers de la création internationale. Avec le recul, on peut dire que le travail de Julien Creuzet était aussi une réponse à ce contexte-là. Il s’intéressait autant aux formes qu’à la charge culturelle et historique de ses sources, de ses matériaux ».Nommé pour le prix Marcel Duchamp, en 2021, le plasticien présente au Centre Pompidou une installation constituée de sculptures, d’images en mouvement, de texte et de son, comprenant une vidéo (Oswald de Andrade […], 2021), de format vertical, comme un écran d’iPhone, qui sert de cadre à un personnage transparent. Celui-ci ingère, littéralement, une succession d’ouvrages, dont les titres convoquent une bibliographie panafricaine (établie par l’artiste avec la poète Estelle Coppolani) : du fondateur du modernisme brésilien, donc, au sémioticien et trompettiste Jacques Coursil en passant bien sûr par Édouard Glissant, dont la pensée archipélique est une des références de Julien Creuzet. Dans cette vidéo, qui semble mêler intimement l’organique et le spirituel, comme pour suggérer que nous sommes des créatures de chair et de mots, nourries par les expressions héritées de toute une culture, autant que par nos choix, apparaît pour la première fois cet alter ego de l’artiste, désormais récurrent dans son œuvre. Avec Crossroad (2022), on le voit apprendre, sur fond d’offrandes de fleurs et de plantes, à danser le bèlè de Martinique, une pratique de résilience, dont l’origine remonte à la période esclavagiste. On le retrouve, dans Zumbi Zumbi (2023), flottant dans un environnement liquide au milieu des poissons fufu et des fleurs de datura miroitantes. Sa toute première vidéo, présentée en ce moment au Magasin, permet d’apprécier l’évolution de son travail, passé du film en noir et blanc à l’animation 3D. Oh téléphone, oracle noir, toutes les personnes écrans miroirs, filent les images tactiles, oh vas-y voir les nuages du soir […] donne son titre à l’exposition. Chacun des intitulés de Julien Creuzet est en effet un long poème : des mots assemblés entre eux, comme les objets glanés, pour leur sonorité.
« J’aime écrire des chansons, mais je ne me considère pas comme un musicien », affirme celui qui, adolescent, s’était rêvé avec passion un destin de rappeur. Si Julien Creuzet a jeté son dévolu sur les arts plastiques, c’est peut-être parce que ses parents l’ont amené voir « toutes les expositions qui se sont tenues en Martinique, dans des bibliothèques, des centres culturels, des centres d’art… ». Ou bien parce qu’il a grandi à une rue de la mer, cette plage de l’enfance où il ramasse des coquillages, des bois flottés, des bouts de filets de pêche, où il apprend à enterrer dans le sable, pour les nettoyer, les mâchoires de requin. Ces résidus assemblés entre eux, reliés selon un savant bricolage, on les retrouve des années plus tard dans ses sculptures fragiles et colorées. Le goût de la collecte, de l’objet délaissé saisi, choisi, sauvé, le rapproche aussi de la scène mexicaine des années 2000 qu’il dit avoir regardée : notamment Abraham Cruz-Villegas, Gabriel Kuri, Damian Ortega. Autant d’artistes produisant une esthétique des formes bricolées, du fait-main, du rafistolé, qui lui est familière. « Pour moi, ce sont des formes qui naissent de la rencontre entre le rural et la ville, observe-t-il. J’ai grandi dans un urbanisme moderniste, un quartier bâti sur la mangrove remblayée, habité par des gens qui venaient de la campagne. Dans cette architecture au cordeau, on trouvait des animaux de la ferme et à Noël on tuait le cochon, élevé entre deux lotissements, pour le manger. »Aujourd’hui, Julien Creuzet affirme être davantage intéressé par le fait de concevoir des expositions plutôt que des œuvres. C’est d’ailleurs son sens de l’espace qui a achevé de convaincre Philippe Joppin, le fondateur de la galerie High Art, de promouvoir son travail. « J’ai vraiment commencé à le découvrir à la Biennale de Lyon, puis la conversation entre nous a commencé lorsqu’il a exposé au Palais de Tokyo, explique Philippe Joppin. J’étais intéressé par sa capacité à toucher à tous les mediums, et par sa facilité à inventer des scénographies. »Julien Creuzet compare ses expositions à des paysages, qu’il nous invite à traverser. Il a élaboré une science de l’accrochage qu’il tâche de transmettre à ses étudiants des Beaux-Arts, où il enseigne depuis deux ans en tant que chef d’atelier. « Je leur apprend à établir un climat de confiance dans lequel une parole critique est possible. Et à ne pas rester assis à leur table. Si on veut concevoir une exposition, il faut regarder comment une forme tient dans l’espace, penser un tout dans sa cohérence. » Pour autant, il se méfie de la paralittérature des cartels visant à guider les visiteurs, et qui tend à livrer une interprétation univoque des œuvres. « J’ai un problème avec la notion de contrôle. J’ai envie de dire aux gens : ressentez avant de comprendre. Et ça aussi, aujourd’hui, c’est presque un geste politique », remarque-t-il en riant.
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Julien Creuzet, le rassembleur de cultures
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°772 du 1 février 2024, avec le titre suivant : Julien Creuzet, le rassembleur de cultures