Art contemporain

À Grenoble, Julien Creuzet prépare la Biennale de Venise

Par Anne-Cécile Sanchez · Le Journal des Arts

Le 4 janvier 2024 - 851 mots

Julien Creuzet n’avait pas encore été désigné pour représenter la France à Venise lorsqu’il a accepté l’invitation du Magasin. Cette exposition donnerait-elle un avant-goût de sa proposition vénitienne ?

Grenoble. Cinq mois avant le début de la 60e Biennale de Venise, ce solo de Julien Creuzet sur 2 000 m2 prend évidemment une autre dimension, un prélude offrant « un regard rétrospectif sur l’étendue de son œuvre ». Cela n’empêche pas qu’il a fallu, comme souvent, se contenter d’un budget limité, celui-ci poussant les deux commissaires, Céline Kopp et Cindy Sissokho, ainsi que l’artiste, à inventer des solutions scénographiques. « Si l’on veut architecturer un espace comme celui du Magasin CNAC afin, par exemple, de montrer des films en regard d’autres pièces et d’isoler le son, cela revient vite très cher », note Julien Creuzet. Au Palais de Tokyo, en 2019, ce dernier avait déjà manifesté son appétence pour l’espace muséal. « Avec une exposition, déclarait-il alors, on peut raconter une histoire. […] Je tends à proposer des visions, […] un dispositif de circulation… Je décide de comment je veux donner à voir. » Au Magasin, centre d’art contemporain, il a opté pour une séparation radicale, présentant d’une part un ensemble important de sculptures et de l’autre ses vidéos.

C’est la première d’entre elles, et la plus ancienne, Oh téléphone, oracle noir… (2015) montrée sur un petit écran, qui donne son titre, sous forme de poème, à l’exposition, et son atmosphère nocturne à la sélection de films et d’animation 3D réunis dans la Grande galerie et l’Auditorium. Artiste plasticien, performeur, vidéaste et poète, Julien Creuzet a choisi depuis le début de traiter les intitulés de ses créations comme des œuvres en soi. Ces poèmes pourraient d’ailleurs tenir lieu de cartels, car il a en horreur le prêt-à-penser des explications qui résument une démarche de façon univoque. « J’ai envie de dire aux gens : ne cherchez pas à comprendre, ressentez ! », affirme-t-il de sa voix légèrement chantante, dépourvue de tension et que l’on retrouve dans ses films. Il ajoute : « J’aime cultiver le secret. » Autant dire que, protocole institutionnel oblige, on n’en saura pas plus sur ce qu’il prépare pour le pavillon français, sinon que son projet reprendra les principes de scénographie exploités au Magasin – mais lesquels ?

La Martinique, où Julien Creuzet a grandi et où il a voulu qu’ait lieu, en février prochain, la conférence de presse du pavillon français, nourrit une partie de son imaginaire et de ses interrogations sur la fabrique de l’histoire. Comme lorsqu’il découpe, colorie et mélange des images extraites des livres d’anthropologie publiés par le ministère des Outre-Mer, avec des silhouettes de travailleurs dans les plantations, des photos en noir et blanc de plantes et d’oiseaux tropicaux, dans un collage hypnotique que vient scander une mélopée moitié créole, moitié anglais (Cloud cloudy glory doodles on the leaves pages, memory slowly the story redness sadness bloody redness on the skin, 2020).

Ce que permet le cinéma d’animation

Pour autant, son travail ne se laisse pas assigner à un territoire ou une problématique : les sculptures horizontales disposées au sol comme des dentelles de métal proposent des géographies alternatives. La notion d’exotisme en revanche y est récurrente. La vidéo Zumbi Zumbi (2023), dernière en date réalisée par l’artiste, dans laquelle un corps translucide flotte dans un océan de symboles, rappelle ainsi que la figure du mort-vivant exploitée par l’industrie hollywoodienne doit beaucoup à la culture vaudoue. Si l’exposition est la possibilité « d’un ailleurs dans un ici », les techniques du cinéma d’animation auxquelles Julien Creuzet a recours permettent de faire apparaître des choses impossibles, relevant du domaine du rêve ou du surnaturel, telles ces fleurs de datura scintillantes au milieu de poissons fufu. Mais aussi d’hybrider la vidéo et la sculpture, en scannant des objets pour les faire apparaître à l’écran, citron, cigarette et téléphone portable ingérés par un corps translucide au même titre qu’une copieuse bibliographie panafricaine (Oswald de Andrade, 2021).

Dans la « rue intérieure » du Magasin, les sculptures font naître un paysage, une plage le long de laquelle déambuler, en imaginant les rebuts colorés glanés ici et là, lambeaux de tissu, de bois, câbles électriques, cloches en laiton, vinyle, assemblés dans des compositions suspendues tantôt échevelées, tantôt limpides. Une esthétique du bricolage sans autre intention que « d’essayer de partager un imaginaire ouvert à l’autre pour qu’il y trouve sa place ».

Se revendiquant comme un état des lieux, l’exposition ne comporte aucune nouvelle production et invite à une déambulation ponctuée de moments charnières. Une sculpture réunissant un coquillage et une basket renvoie à la première exposition personnelle de Julien Creuzet dans une institution parisienne, à la Fondation Pernod Ricard, en 2018. La vidéo (Oswald de Andrade) rappelle qu’il a compté parmi les finalistes du prix Marcel Duchamp en 2021. Cette trajectoire est aussi balisée par les œuvres d’artistes amis, comme autant de repères : le Bibendum Michelin poing levé façon Black Panthers de Bruno Peinado (The Big One World, 2000) en fait partie. Sa présence souligne combien Julien Creuzet produit moins des pièces isolées, susceptibles de devenir iconiques que des fictions spatialisées dans lesquelles il est possible de se mouvoir physiquement et mentalement.

Julien Creuzet. Oh téléphone, oracle noir (…),
jusqu’au 26 mai, Magasin, Centre national d’art contemporain, 8, esplanade Andry-Farcy, 38000 Grenoble.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°624 du 5 janvier 2024, avec le titre suivant : À Grenoble, Julien Creuzet prépare la Biennale de Venise

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