VENISE / ITALIE
L’artiste martiniquais s’est installé dans le pavillon français. Il propose un voyage multisensoriel dans les eaux turquoise et les paysages ultramarins, composé de sculptures d’apparence filaire, de vidéos et de musique.
Venise. La première fois que l’on est entré dans le pavillon français – confié, pour cette 60e édition de la Biennale de Venise, à Julien Creuzet (né en 1986) –, les jardins des Giardini étaient quasi déserts ; des averses torrentielles avaient précédé de fortes bourrasques. Dans ce contexte peu chaleureux, la « zone de confluence sensorielle » conçue par l’artiste tourne à vide. Mais le lendemain, le ciel est haut, les visiteurs de la Biennale affluent et l’installation visuelle et sonore prend une allure plus pimpante, comme une fête où enfin se presse une petite foule.
Le point de départ de la réflexion de Julien Creuzet, c’est la Martinique, où il a souhaité que se déroule la conférence de presse annonçant son projet. C’est dans le jardin de la maison Édouard-Glissant, en surplomb de l’océan, qu’il en a énoncé le titre, comme toujours dans son travail sous la forme de l’incipit d’un poème : « Attila cataracte ta source aux pieds des pitons verts finira dans la grande mer gouffre bleu nous nous noyâmes dans les larmes marées de la Lune. » Plus largement, c’est la Caraïbe qui est convoquée à Venise et, avec elle, une culture francophone enrichie d’autres apports. Julien Creuzet, qui a officiellement quitté en février la galerie High Art pour intégrer la galerie Mendes Wood DM, se définit d’ailleurs désormais comme un artiste « franco-caribéen ».
Son installation pour le pavillon français comporte plusieurs animations vidéo, dont l’une, placée en façade, donne vie à des figures que l’on devine mythologiques : elles incarnent les continents. À l’intérieur, cinq autres vidéos diffusées sur des écrans encastrés dans les murs évoquent des fonds sous-marins aux couleurs gaies ou, du moins, une dimension aqueuse, fluide, dans laquelle évoluent différentes créatures : des bancs de poissons exotiques, mais aussi des statuettes flottantes entre deux eaux, telle celle du dieu Neptune, ballottée par les flots.
Cette esthétique subaquatique est complétée par un environnement de 80 sculptures. Certaines, suspendues par des filins depuis une toiture en bois construite spécifiquement, sont emmaillotées de fils de couleur, ornées parfois d’objets ou de coquillages, voire reliées à des pans d’architecture (par exemple, une barrière). On reconnaît leurs structures aériennes et leur principe d’assemblage caractéristique du travail du plasticien, consistant à réunir des matériaux industriels avec des éléments naturels, organiques, comme des épaves forgées par le ressac. D’autres sculptures, posées au sol, d’aspect plus terrien, présentent une typologie inédite. Précédant de quelques mois la Biennale de Venise, l’exposition consacrée à Julien Creuzet au Magasin, à Grenoble, annonçait le développement de la vidéo et sa dimension immersive dans sa pratique.
Depuis « Opéra-archipel », exposition élaborée lors de sa résidence à La Galerie de Noisy-Le-Sec, nourrie par la double référence aux Indes Galantes de Jean-Philippe Rameau et à une revue coloniale de 1931, Julien Creuzet construit des paysages à partir de décors, de poésie et de musique. La place qu’il accorde à cette dernière, bande-son pop diffusée dans l’espace qui fait entendre sa voix et ses mots, n’a jamais été aussi importante. « Julien a composé un véritable album », souligne Céline Kopp, commissaire, avec Cindy Sissoko, du pavillon français. Rédigés en français, en anglais et en créole, les textes des sept « morceaux » sont fournis aux visiteurs sous la forme d’un dépliant. Usant d’allitérations et d’associations d’images et d’idées, les poèmes révèlent une consonance ultramarine rêveuse.
Dans « Indigo », une phrase reprise en boucle évoque un appareillage psychédélique : « État létal / J’ai mis les voiles / Sous les étoiles cardiaques / Du zodiaque. » Outre la musique, premier amour du plasticien qui, adolescent, s’était un temps imaginé en rappeur, l’oralité est également omniprésente dans son œuvre. Psalmodiées, les paroles se fondent hélas de façon indistincte dans la mélopée. Il semble que scandées elles auraient été plus audibles.
Bien que cette installation soit loquace, on ne sait pas exactement de quoi elle parle. Il est question, apprend-on dans le livret, d’une mygale, la matoutou falaise, que seul un œil averti est capable de déceler « dans la densité d’une forêt tropicale ». Julien Creuzet aurait appris à aiguiser sa perception et nous propose d’exercer à notre tour notre regard au-delà des formes. On détecte d’ailleurs la présence de la tarentule, en caméo, dans le générique vidéo du pavillon. On la retrouve, bleue et orange, au dos du livret, qui se déploie à la façon d’un poster. À conserver en souvenir de ce pavillon et de la plongée dérivante à laquelle il invite, dans le sens du courant.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°632 du 26 avril 2024, avec le titre suivant : L’univers tropical de Julien Creuzet au pavillon français