VENISE / ITALIE
Parmi les quatre-vingt-dix pavillons nationaux, les envoyés spéciaux du « Journal des Arts » en ont sélectionné dix pour des motifs divers.
Venise. Dès le deuxième jour d’ouverture de la Biennale, de longues files d’attente témoignaient du bouche-à-oreille enthousiaste suscité par certains pavillons. Comme le pavillon allemand, sorte de parc à thème miniature autour des ruines d’un paysage post-industriel vers un futur intergalactique. Ou le pavillon américain, au milieu duquel l’artiste d’origine Cherokee Jeffrey Gibson a replacé un art indigène multimédia (vidéo, sculpture, peinture) éclatant de couleurs. L’opéra filmique de Wael Shawky, au sein du pavillon égyptien, mettant en scène dans un ballet stylisé la révolution nationaliste de 1881 (qui s’acheva par la guerre anglo-égyptienne et la prise de contrôle des Britanniques), a aussi bénéficié d’un engouement immédiat. Tout comme les statuaires en cacao du pavillon néerlandais, conçu par le commissaire Hicham Khalidi et l’artiste Renzo Martens avec le Cercle d’art des travailleurs de plantation congolaise (CATPC). On vantait cette année la justesse de la scénographie du pavillon japonais, son originalité et, à quelques pas de là, on humait l’atmosphère parfumée du pavillon coréen, qu’exhalait l’étrange créature de bronze en lévitation sculptée par Koo Jeong A.
Mais le Lion d’or attribué par le jury au pavillon australien a déjoué tous les pronostics. L’artiste Archie Moore y a tracé à la craie son arbre généalogique sur plus de 65 000 ans, dans une installation très documentée. Cet hommage au peuple des premières nations d’Australie, évoquant une parenté universelle et l’implacable injustice des lois coloniales, fait écho à l’un des principaux thèmes de cette Biennale.
L’installation de Manal Al Dowayan (née en 1973), Shifting Sands: A Battle Song (Sables mouvants : un chant de guerre), s’inspire, selon les commissaires du pavillon de l’Arabie saoudite [voir ill.], Jessica Cerasi et Maya El Khalil, de l’évolution du rôle de la femme dans ce pays. Et, ajoutent-elles, « il s’agit d’une action symbolique qui articule et examine ce que signifie être une femme saoudienne aujourd’hui ». Le travail de l’artiste est le résultat de trois ateliers préparatoires qu’elle a organisés à Khobar, Djeddah et Riyad ; elle y a accueilli plus de mille femmes qui ont répondu à son invitation. Accordant une grande importance au son, elle a incorporé le chant de ces femmes dans sa présentation à la Biennale. L’œuvre, une « forêt » composée d’immenses feuilles, est spectaculaire. Cependant, même si la condition des femmes en Arabie saoudite s’est effectivement améliorée, le discours laudatif qui accompagne cette réalisation est un parfait exemple de l’art utilisé comme soft power pour manipuler le public.
Autriche – Danser pour dissimuler la censure (Giardini)
L’artiste Anna Jermolaewa (née en 1970) joue sur la symétrie de l’architecture en deux parties du pavillon autrichien – signé Joseph Hoffman en 1934 – et sur l’idée de répétition qui la sous-tend. Cet espace en miroir accueille ainsi une rediffusion de la répétition du Lac des Cygnes et une performance dansée, en collaboration avec la chorégraphe ukrainienne Oksana Serheieva. Ce choix n’est pas anodin. Le ballet de Tchaïkovsky était en effet le programme préféré de la télévision soviétique lorsque le régime était mis en difficulté – comme lors de la tentative de putsch qui précéda son effondrement. Sa diffusion annonçait ainsi en creux des changements politiques graves et elle est restée liée dans l’imaginaire russe à l’idée de censure. Dans cette version, les danseurs mettent leur énergie physique et leur talent au service de la revendication d’un changement de régime en Russie (commissariat : Gabriele Spindler).
La première participation du Bénin à la Biennale de Venise s’inscrit dans la continuité de la restitution par la France de 26 trésors royaux. Elle précède également l’ouverture prochaine du « Musée d’art contemporain » de Cotonou. Autour du thème « Everything Precious is Fragile » [voir ill.], traduction d’une expression Yoruba caractérisant la philosophie ancestrale Gélédé, l’exposition rassemble les œuvres de Chloé Quenum (née en 1983), Moufouli Bello (née en 1987), Ishola Akpo (né en 1983) et Romuald Hazoumè (né en 1962), sélectionnés par le commissaire Azu Nwagbogu. Mention spéciale pour l’Heure Bleue de Chloé Quenum, transcription cristalline d’instruments de musique de l’ancien royaume du Dahomey issus des collections du Musée du Quai Branly qui suggère les lacunes de la mémoire et de la transmission dans le temps. L’artiste les a placés en lévitation devant une copie en verre « colonial », soufflé à la bouche, irrégulier et opaque, d’une fenêtre de l’Arsenale, déplacée dans l’espace comme pour mieux souligner le caractère transitoire de cet ancien entrepôt de marchandises. Une œuvre spirituelle dans tous les sens du Terme.
Canada – La perle de la mondialisation (Giardini)
Lauréate 2020 du prix Marcel Duchamp, Kapwani Kiwanga (née en 1978 et à laquelle le CAPC a consacré une exposition personnelle fin 2023) transforme le pavillon du Canada [voir ill.], sous le commissariat de Gaëtane Verna en un immense tableau abstrait dont les aplats de couleur sont constitués de milliers de perles scintillantes. On le sait, cette anthropologue de formation, si elle produit des œuvres visuellement très séduisantes, est cependant davantage intéressée par la signification culturelle et socio-économique des formes et des matériaux qu’elle utilise que par leur caractère esthétique, dont elle joue comme d’un leurre. Intitulée Trinket (Pacotille), son installation part de la perle « conterie », produite à Murano : celle-ci servait de monnaie d’échange contre de l’huile de palme qui faisait tourner l’industrie européenne. Ainsi cette œuvre apparemment contemplative invite-t-elle à comprendre l’histoire de la mondialisation en partie liée à celle de Venise.
Espagne – Un musée anticolonial (Giardini)
Le musée imaginaire conçu dans le pavillon espagnol, sous le commissariat d’Agustin Perez Rubio, n’a rien à voir avec celui d’André Malraux. Réalisé par l’artiste péruvienne Sandra Gamarra Heshiki (née en 1972) – c’est la première fois que l’Espagne est représentée par un artiste étranger – et, nommé « Pinacothèque des migrants », le lieu est aménagé comme un musée traditionnel. Cependant, les tableaux accrochés, des paysages ou des scènes de genre, ne sont que des imitations des œuvres véritables que l’on peut trouver dans les institutions muséales de ce pays. On remarque dans des travaux de maîtres comme Veláquez ou Zurbarán, des objets importés dans la métropole depuis différents territoires faisant partie de l’empire espagnol. Ces toiles, qui racontent d’une certaine façon l’histoire de l’oppression coloniale, sont parfois transformées par l’artiste. Ainsi, dans une version « corrigée » du Portrait de famille dans un paysage de Frans Hals, le personnage du serviteur africain, situé au fond, gagne en visibilité grâce à une manipulation chromatique. Une manière subtile de démasquer la Réalité.
Recensé parmi les « événements collatéraux », le pavillon hongkongais ne fait pas partie de la liste des représentations nationales officielles. Mais il assure depuis 2001 une présence à cette région administrative spéciale de la République populaire de Chine, devenue une place importante de l’art contemporain – et de son marché. Trevor Yeung (né en 1988) s’est fait connaître grâce à des installations prenant la forme de micro-écosystèmes autour de plantes ou d’animaux, mettant en relation nos émotions intimes et les systèmes collectifs à l’intérieur desquels nous évoluons. Ici, il imagine une architecture d’aquariums qui puise autant dans ses souvenirs du restaurant de fruits de mer de son père et dans l’observation de la pisciculture, que dans les arrangements de feng shui. Privées de vie animale mais non dénuées d’humour, ces constructions vides convoquent notre besoin de compagnie et le commerce qui en est fait, tout en faisant allusion à la crise climatique et à la raréfaction des ressources d’eau (commissariat : Olivia Chow).
Rarement l’espace du pavillon du Japon (commissariat : Sook-Kyung Lee) aura été aussi bien occupé que par la scénographie épurée de l’installation Compose de l’artiste Yuko Mohri, connue pour son travail sur la notion d’aléas. Mobilisant les cinq sens, ses sculptures cinétiques constituées d’objets domestiques jouent sur l’idée de fuites d’eau (celles du métro de Tokyo ou celles des inondations de Venise), créant un environnement perpétuellement ruisselant. Celui-ci est complété par la présence odorante de fruits dont la décomposition, transcrite en signaux électriques, génère des sons et module l’intensité de l’éclairage. L’ensemble vibre, goutte, ondule, embaume et produit paradoxalement une impression d’harmonie. Convoquant le principe d’improvisation cher à John Cage et Nam June Paik, dont les œuvres reposaient sur l’idée de hasard, Compose est aussi une ode à l’esprit Fluxus, et, de ce point de vue, l’un des rares pavillons à placer l’histoire de l’art au cœur de sa réflexion sur l’actualité.
Liban – L’ambiguïté du mythe de l’Europe (Arsenale)
À la précédente Biennale, le pavillon libanais ne respirait pas la joie. Les séquelles de la guerre et de la crise économique étaient visibles partout. Pourtant, malgré une situation inchangée dans le pays, Mounira Al Solh (née en 1978) – a choisi de se plonger dans un passé légendaire avec A Dance with her Myth [voir ill.] Cette œuvre d’art total – mêlant peinture, sculpture, vidéo et objets divers – gravite autour d’une magnifique barque qui invite au voyage. Un périple qui évoque les jours anciens où la Phénicie, correspondant approximativement à l’actuel Liban, s’étendait le long des rives méditerranéennes. Cependant, le véritable mythe exploré ici par Mounira Al Solh est celui de l’enlèvement d’Europe, fille d’un roi phénicien, par Zeus métamorphosé en taureau. Revisité par un regard féminin, le taureau, devenu âne, perd de sa superbe. On soupçonne cependant que l’Europe à laquelle Mounira Al Solh fait référence n’évoque pas seulement le nom d’un personnage mythique, mais aussi cette partie du monde avec laquelle le Liban entretient des relations ambiguës (commissariat : Nada Ghandour).
Roumanie – En décalage (Giardini)
C’est sans doute l’un des pavillons où l’art et la politique sont le plus finement articulés. Sous la direction de Ciprian Muresan, lui-même artiste, les peintures de Serban Savu (né en 1978) forment un vaste polyptyque [voir ill.] qui met en scène la vie en Roumanie à partir de 2006, donc largement après le renversement du régime communiste et la fin de la dictature de Ceausescu. Malgré ce tournant, l’atmosphère artistique ne change pas sous l’effet d’une baguette magique. L’aspect troublant des représentations du mural, réalisées dans un style figuratif, s’explique par la difficulté à différencier celles qui sont encore « contaminées » par les traces du réalisme socialiste et celles qui s’en écartent de manière ironique par l’introduction de quelques détails incohérents. Ainsi, une mise en abyme étrange dans Ceci n’est pas un tableau (2017) ou un décor décalé dans ce qui semble être une salle d’attente, Une cité se construit et s’épanouit (2017). Autrement dit, une image peut en cacher une autre.
C’est un pavillon à part. Non seulement il dépend d’un État singulier, le Vatican, mais en plus il est situé dans un lieu improbable : la prison pour femmes sur l’île de la Giudecca. Le « pavillon » est difficilement accessible – il faut s’inscrire longtemps à l’avance et passer une inspection menée par des gardiens plus que vigilants. L’expérience, toutefois, est bouleversante. Intitulée Avec mes yeux, organisée par Bruno Racine, directeur de la collection Pinault à Venise, et Chiara Parisi, directrice du Centre Pompidou-Metz, cette opération artistique est avant tout une bouffée d’air pour ces femmes en détention de longue durée. S’enchaînent ainsi dans ce lieu insolite : une immense peinture murale de Maurizio Cattelan (né en 1960) à l’extérieur du bâtiment, représentant la plante de deux pieds nus, des portraits émouvants, réalisés par Claire Tabouret (née en 1981), d’après des photos confiées à l’artiste par les détenues et surtout les magnifiques décors de Sonia Gomes (née en 1948) dans la chapelle de la prison, de longues guirlandes colorées accrochées au plafond. Cette œuvre, toute en légèreté, permettra peut-être d’oublier pour un court moment la dureté de la vie en ce lieu.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°632 du 26 avril 2024, avec le titre suivant : Dix pavillons à voir ou à éviter