VENISE / ITALIE
Que se soit à l’Arsenale ou dans le pavillon central des Giardini, le commissaire brésilien a privilégié les artistes modernes et contemporains du sud. Une découverte pour beaucoup d’entre eux.
Venise. Avec un titre accrocheur (« Étrangers partout ») et une déclaration un peu lénifiante de son directeur artistique, on aurait pu craindre que la Biennale de Venise 2024 ne s’inscrive dans la lignée des biennales-manifestes qui mettent en avant la guerre et les réfugiés, thèmes devenus incontournables dans l’art contemporain. Mais, on le sait, les bonnes intentions ne garantissent pas nécessairement la qualité des œuvres exposées et, dans certains cas, on se retrouve avec des travaux qui ne dépassent pas le niveau d’un documentaire.
Si la Biennale actuelle est manifestement politique, c’est d’abord en raison de la volonté du commissaire brésilien, Adriano Pedrosa, de donner la parole à des artistes d’Amérique latine, d’Afrique ou du Moyen-Orient. Parmi eux, nombreux sont ceux qui participent pour la première fois à une Biennale. Pas moins importante est la présence remarquée de collectifs artistiques – d’ailleurs le titre choisi « Foreigners everywhere » est emprunté au collectif Claire Fontaine, né à Paris et installé à Palerme, qui lutte contre le racisme et la xénophobie depuis le début des années 2000.
À la fois aux Giardini et à l’Arsenale, les choses sont clairement annoncées dès le départ. À l’entrée du pavillon international, dans une antichambre circulaire, une inscription, réalisée en néons rouges, qui déclare « C’est un dur métier que l’exil », est entourée de centaines de photographies de personnes visiblement arrachées à leur terre. Au centre, une tente – un tipi, une yourte ? – est à la fois un refuge et l’emblème du nomadisme. L’auteure de cet ensemble, Nil Yalter (née en 1938), artiste turque vivant à Paris depuis les années 1970, a obtenu le Lion d’or pour l’ensemble de sa carrière.
Au sous-sol du pavillon, une installation rappelle également la condition de ceux qui, sans être nomades, se trouvent dans une situation précaire. Occupant une salle entière, l’installation de Pablo Delano (né en 1954) juxtapose des objets, des photographies et des films qui illustrent la vie quotidienne des habitants de Porto Rico, un territoire sous souveraineté américaine, mais qui ne bénéficient pas des mêmes droits que les citoyens des États-Unis.
Le parcours met ensuite en scène des œuvres qui démontrent que le modernisme ne s’est pas limité à l’Europe, ni aux États-Unis, mais s’est développé également dans le Sud. Selon Adriano Pedrosa, « le modernisme européen a voyagé bien au-delà de l’Europe tout au long du XXe siècle, souvent entrelacé avec le colonialisme, et de nombreux artistes du Sud ont voyagé en Europe pour y être exposés ». Les salles les plus impressionnantes sont consacrées à l’abstraction. La première, géométrique, surprend par la souplesse des lignes et la richesse chromatique – Composition de Mohamed Chebaa, 1974. La seconde présente quelques magnifiques monochromes – des variations inspirées par l’Américaine Agnes Martin – de Maria Taniguchi et Evelyn Taocheng Wang (nées en 1981). Le pot-pourri d’une centaine de portraits s’étalant de 1920 à 1990 est moins convaincant. Cette tentative de démonstration des interactions entre l’Europe et les autres zones de la planète souffre de la qualité trop inégale de ce kaléidoscope éclaté.
La présentation procède aussi par regroupements monographiques. Ainsi, à côté d’une salle qui montre un important échantillon de l’œuvre de la « star » de l’art brut, Aloïse Corbaz (1886-1964), on découvre l’incroyable richesse de la production plastique du créateur coréen Kang Seung Lee (né en 1978), nettement moins connu, entre broderies et assemblages faits d’objets trouvés et de composants organiques.
Adriano Pedrosa accorde une importance particulière aux artistes queer, une communauté souvent marginalisée, voire exclue. Cependant, cette intention louable justifie-t-elle une salle entière consacrée au peintre new-yorkais Louis Fratino (né en 1993), dont les représentations de scènes homosexuelles ne sont pas d’une qualité remarquable ? En observant attentivement les expositions, on constate curieusement que ce thème est presque systématiquement abordé du point de vue de l’homosexualité masculine et néglige presque totalement son aspect féminin.
En revanche, les artistes femmes sont nombreuses ici. Deux exemples parmi d’autres : Romany Eveleigh (née en 1934) et Giulia Andreani (née en 1985). La première trace sur des surfaces blanches des lignes formées de minuscules cercles, qui remplissent les toiles de bord à bord. Langage secret ou mathématique absurde, ces all-over de petit format gardent leur mystère (Tri-Part, 1974). Quant à Giulia Andreani, dont les œuvres, réalisées à l’acrylique sur différents supports, sont de taille imposante, elle rappelle, à travers les archives, l’histoire des travailleuses britanniques et leurs luttes au tournant du XIXe siècle. L’École de la couture (2023), portrait de groupe de fin d’année d’études, est une image glaçante de la hiérarchie immuable de cette mini-société rigide.
À l’Arsenale, au début du parcours, des vidéos dépeignant des centaines de gestes, de manifestations de protestation et de résistance forment des archives compilées par le critique italien Marco Scotini (né en 1964). Cependant, le titre de la Biennale trouve probablement sa meilleure illustration dans « Les Constellations », l’ultime chapitre d’un projet intitulé The Mapping Journey qui s’est déroulé sur trois ans, cinq pays, six villes et huit récits de migrants. Son auteure, Bouchra Khalili (née en 1975), une artiste franco-marocaine, l’une des rares exposantes de renommée internationale à la Biennale, explore les zones frontalières et les existences clandestines dans l’aire méditerranéenne. Visant à « cartographier » les voyages, elle utilise des projections de cartes scolaires sur lesquelles chaque migrant suit, au crayon, le trajet d’une « journée » qui a pu durer des années. Face à ces parcours invraisemblables, grotesques et tragiques à la fois, le public reste sidéré.
La thématique des exilés se prolonge dans une section qui réunit un grand nombre d’artistes, autour d’un critère plutôt mal choisi : un lien quelconque avec l’Italie (naissance, séjour prolongé, etc.). Non seulement ce prétexte s’accorde mal avec le propos du commissaire, mais encore le choix, plus que critiquable, inclut des œuvres qui ne méritent pas d’avoir une place à la Biennale.
La démarche partagée par la quasi-totalité des œuvres présentées à l’Arsenale, issues d’artistes ou de collectifs marginaux, mettant en avant l’aspect ethnique de leur production artistique est nettement plus captivante. Ancrés dans des traditions locales, où l’art et l’artisanat sont indissociables, ces créateurs font parfois appel à des matériaux tels que le textile ou la céramique. Ainsi, Claudia Alarcón (née en 1989) est une artiste appartenant à la communauté de La Puntana à Salta (Argentine). Avec d’autres membres de cette communauté, elle utilise des fibres de plantes, qu’elle tresse pour les transformer en textile. Réalisés dans un style géométrique complexe, ces travaux rappellent les ouvrages de la tribu Wichi, dont Alarcón fait partie (La Nuit, 2023).
De même, Günes Terkol (née en 1981), qui vit à Istanbul, travaille avec deux collectifs féministes. À partir de récits venant des ateliers fondés par ces femmes, Terkol exécute des tissus où se mêlent des expériences personnelles et universelles, traduites dans un style naïf (A Song to the World 2, 2024). En revanche, si les arpilleras– un terme espagnol pour des sacs en toile de jute – ont en commun le même style, leur rôle est bien différent. Ces textiles, fabriqués au Chili durant la dictature militaire d’Augusto Pinochet, ont été acquis comme aide au financement de la lutte contre ce régime oppressant. De jeunes artistes comme Carolina Caycedo (née en 1978) ou Maria Guzmán Capron (née en 1981) poursuivent cette tradition de nos jours, comme un rappel de cette période funeste.
Ailleurs, Santiago Yahuarcani (né en 1961), issu de la tribu Aimeni en Amazonie, peint un monde fondé sur les mémoires de ses ancêtres, qui évoque la médecine des plantes, les bruits de la jungle ou les anciennes légendes.
La liste des œuvres où se déploient ces univers mythiques, échappant au temps et surtout à la modernité, est trop longue pour être déclinée dans sa totalité. Inévitablement, un aspect répétitif s’installe. On pourrait d’ailleurs reprocher à Adriano Pedrosa d’avoir choisi un nombre trop important d’œuvres. Le résultat est une présentation trop éparpillée et parfois confuse. De même, on regrette l’absence presque totale de sculptures et d’installations.
Deux exceptions toutefois : Prêt-à-Patria, de l’artiste mexicaine Barbara Sanchez-Kane (2021), et Refugee Astronaut VIII (2024), de Yinka Shonibare (né en 1962 au Nigeria). Ironique, l’œuvre de Sanchez-Kane (née en 1987) ne l’est pas seulement par son titre, une paraphrase du prêt-à-porter, mais également par la présentation qui ridiculise les militaires de son pays. Trois soldats se font la courte échelle ; celui du haut, doté d’une érection spectaculaire, semble confondre sabre et sexe masculin. Refugee Astronaut VIII, qui accueille le visiteur à l’Arsenale, est un drôle de voyageur dans l’espace. Loin de l’image du héros à la pointe du progrès, c’est plutôt un sans-abri céleste, qui porte sur son dos un sac de survie en piteux état. Est-ce un simple hasard que le refuge ultime, hors de la terre, soit imaginé par un artiste africain ?
Alors, politique, la Biennale de 2024 ? Non, si l’on cherche des œuvres qui expriment explicitement une position militante. Oui, si l’on admet que remettre en question la domination de l’hégémonie de l’art occidental est une manière de perturber nos schémas de pensée et de perception. Certes, faire l’impasse sur l’avant-garde, qu’elle soit historique ou récente, était un pari risqué. Cependant, cela revient à oublier que dès le début du XXe siècle, des créateurs tels que Paul Klee ou Anni Albers ont été extrêmement réceptifs aux démarches artistiques exposées ici.
Enfin, pour ceux qui estiment que cette Biennale n’est pas suffisamment ancrée dans l’actualité, il est conseillé de visiter le pavillon polonais, où l’on peut entendre le bruit des missiles tombant sur l’Ukraine ou le pavillon israélien, qui n’ouvrira ses portes qu’une fois qu’un accord de cessez-le-feu et la libération des otages seront effectifs. Quant au pavillon russe, il reste fermé cette année (*).
(*) La pavillon russe est bien ouvert pendant la biennale mais il est occupé par la Bolivie.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°632 du 26 avril 2024, avec le titre suivant : Expositions internationales : la revanche des inconnus