PAROLES D’ARTISTE

Abraham Cruzvillegas : « Toutes les œuvres se réfèrent à Artaud »

L’artiste mexicain Abraham Cruzvillegas présente un projet inspiré d’Antonin Artaud à la galerie Chantal Crousel, à Paris

Par Frédéric Bonnet · Le Journal des Arts

Le 13 novembre 2013 - 735 mots

Inspiré ici par l’écrivain Antonin Artaud, Abraham Cruzvillegas (né en 1968 à Mexico) propose une brillante réflexion sur la construction à travers la destruction, et les liens entre la ville et le corps.

Vous vous référez dans ce projet à Antonin Artaud. Pourquoi lui, et quelle part de son travail a retenu votre attention ?
Il y a toujours pour moi une nécessité d’approcher l’histoire. Quand j’étais adolescent, je suivais vraiment Artaud, c’était important pour ma pensée. Je lisais sa poésie mais aussi sa théorie sur le théâtre. Après cela je suis allé plus profondément dans sa biographie et j’ai compris qu’il voulait, en fait, opérer une transformation du langage. Il a créé une sorte de littérature, une pensée, une philosophie qui détruit le langage ; la nécessité du discours est donc de détruire le discours. Il voulait aussi, dans sa vie, être cohérent avec sa pensée, et il s’est donc détruit lui-même, ne s’est pas arrêté au langage. C’est devenu pour moi très important et énigmatique. Comment une personne vit-elle de cette manière, en ayant véritablement cherché sa propre destruction ?
Je suis retourné vers lui pour cette exposition en faisant des recherches à propos d’une période spécifique, lorsqu’il est allé au Mexique, dans le Chihuahua, en 1936. Je voulais savoir ce qu’il y avait fait et ce qui s’était passé après, la transformation de cette personne. Je voulais comprendre comment s’est déroulé ce processus, intellectuellement et physiquement, puisque le corps était important pour lui. Il s’est détruit lui-même pour devenir lui-même. Je trouvais cela très beau, même si je ne peux pas imaginer combien il a souffert dans sa vie ; il existe une sorte d’idéalisation de la souffrance, de l’addiction, de la folie… Toutes les œuvres de cette exposition se réfèrent donc d’une manière ou d’une autre à lui, à son œuvre ou à ses idées.

Expérimenter le corps est-il quelque chose d’important pour vous, à travers la sculpture et votre action de sculpteur ?
C’est très important. Je pense que mon travail n’est pas l’objet final que vous pouvez voir mais le processus de faire. Il est donc beaucoup question de l’activité, des relations avec les objets, la nature, les gens, la réalité, la société. Et je pense que cette activité est de plus en plus l’un des principaux éléments de mon travail. Pour cette exposition, je me suis rendu dans vingt-deux endroits dans Paris qu’Artaud avait l’habitude de fréquenter avant de partir pour le Mexique. J’y suis allé pour faire des sculptures dans la rue ; cela signifie que mon corps était le principal matériau. Cette conscience du corps est très importante pour moi. Je pense que le lieu, je veux dire l’usage de mon propre corps comme d’un matériau, n’est pas juste une métaphore de l’énergie ou du travail, mais qu’il s’agit d’une conscience du corps et de mon corps qui pense. Et je pense avec tous mes organes autant qu’avec des objets. Cette activité physique est pour moi le « vrai » art. Ces sculptures que j’ai faites dans la ville ne se trouvent pas dans cette exposition à la galerie, mais dans la ville ! Donc étendre pas seulement mon propre corps mais le corps de la galerie vers la ville est devenu très important pour ce projet.

Établissez-vous un lien direct entre deux œuvres qui évoquent visuellement la cartographie : un tracé gravé dans le mur (Autodestrucción 3 : Actes et pensées, 2013) et un ensemble de pièces de bois reliées entre elles (Autodestrucción 3 : Une carte pour avant et après le voyage d’Antonin Artaud à la terre rouge, 2013) ? Y a-t-il là un rapport avec vos déplacements urbains ?
La pièce murale est un bas-relief que j’ai fait en suivant Artaud dans Paris, c’est donc sa carte que j’ai reconstituée en me déplaçant d’un lieu à l’autre. Cette carte est présentée en miroir de la sculpture au sol composée de poutres de bois que j’ai collectées sur des chantiers en démolition, à Barbès ou sur le chantier de rénovation de la station Austerlitz. Chacune des vingt-deux pièces de bois correspond aux vingt-deux lieux de la carte. Les deux sont donc des cartes, d’une manière différente et identique à la fois. Les pièces de bois sont reliées entre elles par de petites perles sur un fil, afin d’essayer de rendre cette sculpture très douce et aussi de pouvoir modifier  la carte si elle est présentée ailleurs.

ABRAHAM CRUZVILLEGAS. AUTODESTRUCCIÓN 3 : AVANT ET APRÈS LE VOYAGE DE AA À LA TERRE ROUGE,

jusqu’au 23 novembre, galerie Chantal Crousel, 10, rue Charlot, 75003 Paris, tél. 01 42 77 38 87, www.crousel.com, tlj sauf dimanche-lundi 11h-13h, 14h-19h.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°401 du 15 novembre 2013, avec le titre suivant : Abraham Cruzvillegas : « Toutes les œuvres se réfèrent à Artaud »

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