Éoliennes, renaturation des centres historiques, rénovation énergétique : les pommes de la discorde ne manquent pas entre défenseurs du patrimoine et écologistes. Parfois vu comme un frein dans les efforts de sobriété, le patrimoine peut cependant être aussi un allié de l’écologie.
France. Une « transition hors des énergies fossiles », voilà l’objectif timidement formulé par l’accord final obtenu le 13 décembre dernier, lors de la COP28 à Dubaï. Sans évoquer directement une « sortie » des énergies fossiles – un terme banni des discussions par les pays producteurs de pétrole –, le texte est le premier accord international mentionnant cet objectif. Avec sa planification écologique exposée en septembre dernier, la France s’est déjà dotée d’un cap en la matière : réduire de 60 % à 40 % la part du gaz, du pétrole et du charbon dans la consommation d’énergie d’ici 2030. Plus ambitieuse encore, la Stratégie pour l’énergie et le climat, publiée en novembre, a lancé une grande consultation qui devrait déboucher, en 2024, sur une loi de programmation permettant de fixer les conditions d’une neutralité carbone d’ici 2050.
Outre la réduction des émissions de gaz à effet de serre – responsables du réchauffement climatique –, la planification baptisée « France Nation Verte » est globale : préservation et restauration de la biodiversité, lutte contre la pollution, et adaptation aux conséquences du changement climatique sont également les objectifs de cette stratégie. Le secteur culturel et, en particulier, celui du patrimoine et de l’architecture ne sont jamais directement mentionnés dans cette stratégie. Pourtant, leur implication se lit en pointillé dans les axes choisis (le logement et le bâtiment, la préservation de la nature). Le patrimoine au sens large est très concerné par la réduction des émissions carbone : 8 millions de tonnes d’équivalents C02 pour l’isolation du bâti, 2 millions pour la sobriété résidentielle, 10 millions pour la préservation des espaces boisées, sur les quelque 418 millions de tonnes émises par la France en 2021.
Dans le milieu patrimonial, la transition écologique a, dans un premier temps, été abordée à travers le prisme de l’adaptation des sites patrimoniaux au réchauffement climatique. Un enjeu porté notamment par l’Unesco et qui aboutit à des programmes de monitoring et à des guides de bonnes pratiques. Mais l’implication du patrimoine dans la transition écologique reste faible : l’opposition entre enjeux écologiques et patrimoniaux surgit en ville comme à la campagne. La continuité écologique des rivières se fait ainsi au prix de la destruction d’ouvrages anciens, le développement des énergies renouvelables modifie l’aspect des paysages, la renaturation des villes menace l’intégrité des sites historiques.
Le Diagnostic de performance énergétique (DPE) est certainement la plus médiatique de ces pommes de discorde entre tenants d’une transition écologique et défenseurs du patrimoine. Le Sénat s’est même emparé du sujet, réclamant une adaptation des règles de cette mesure de la consommation énergétique des bâtiments aux particularités du bâti ancien. Pour être précis, cette demande concerne le « bâti d’avant 1948 », soit une vision très large du patrimoine. Les exigences écologiques amènent ainsi à une conception du patrimoine bien plus étendue que les monuments touristiques, les édifices classés ou inscrits, ou les sites protégés par la législation.
Dans les esprits, cette définition dépasse désormais l’article 1 du code du patrimoine, qui définit « l’ensemble des biens immobiliers ou mobiliers, relevant de la propriété publique ou privé, qui présentent un intérêt historique, artistique, archéologique, esthétique, scientifique ou technique » comme étant de son ressort. Dans leurs mises en garde contre l’isolation par l’extérieur, souvent préconisée à l’issue d’un DPE, les défenseurs et professionnels du patrimoine veulent ainsi protéger en premier lieu les façades des villes et villages ne bénéficiant pas de protection. « Le “petit patrimoine” est celui qui est le plus exposé. On sait bien qu’on ne mettra pas d’isolant extérieur à Versailles », rappelle Gabriel Turquet de Beauregard, architecte des Bâtiments de France (ABF) pour le département du Maine-et-Loire.
À la défense de ce « patrimoine du quotidien », qui prend souvent un accent rural et régional, s’ajoute une conception patrimoniale radicale, envisageant le bâti « déjà là » comme un lieu de sobriété. Rénover, réhabiliter, réinvestir plutôt que construire du neuf, cette pensée a été mise sur le devant de la scène avec le prix Pritzker décerné à Anne Lacaton et Jean-Philippe Vassal en 2021, un duo d’architectes dont le travail consiste – entre autres – à redonner vie aux barres d’immeubles dont les municipalités se débarrassent habituellement à coups d’explosifs.
« Tout est patrimoine » devient donc la devise d’une pensée patrimoniale adaptée à l’urgence écologique. Tout ce qui est construit n’est plus à construire et, comme aime le rappeler le Conseil national de l’ordre des architectes, « 80 % de la ville de 2050 est déjà construite ». « La façon de raisonner doit être de ne plus rien jeter, souligne le président de la compagnie des Architectes en chef des Monuments historiques, Régis Martin. Le patrimoine de demain, c’est celui qu’on ne détruit pas. »
Cantonné à la limite d’avant 1948 par les débats sur le DPE – qui définissent par cette borne chronologique le « bâti ancien » –, le réflexe patrimonial s’étend aussi aux constructions du XXe siècle. Le ministère de la Culture, par son Bureau de la qualité de l’architecture et du paysage, met ainsi en avant des exemples de secondes vies réussies pour des bâtiments du siècle dernier grâce au récent label « Réhab XX », qui ne concerne donc que les bâtiments construits après 1948.
Avec les impératifs écologiques, on assiste également à un rapprochement entre patrimoine culturel et patrimoine naturel, historiquement cloisonnés dans les textes législatifs français, mais qui trouvent un terrain commun dans la notion de paysage. « À partir de la loi pour la reconquête de la biodiversité, de la nature et des paysages de 2016, le code de l’environnement a commencé à intégrer le patrimoine culturel, note ainsi Mylène Le Roux, professeure de droit public à l’université de Nantes. Dans les parcs régionaux, cette dimension culturelle existait déjà, mais c’est surtout à partir de la seconde moitié des années 2010 que les dispositifs du droit de l’environnement ont pris en compte le patrimoine culturel. En revanche, on ne trouve pas la chose inverse, c’est-à-dire que le droit du patrimoine intègre encore peu la dimension environnementale. »
Entre ministère de la Culture et ministère de la Transition écologique, les échanges sont tout récents. Certaines expérimentations, comme le label « Effinergie », leur permettent de se rapprocher, là aussi grâce à la notion de paysage. La continuité écologique des cours d’eau a également fait l’objet d’une des rares concertations interministérielles réunissant Culture et Environnement. « Il reste des autoroutes à parcourir sur ce sujet, estime Martin Malvy, président de l’association Sites et Cités. C’est une politique en tuyaux, dans laquelle chacun mène son agenda en fonction de ses objectifs, sans prendre en compte les autres. Quand on pense que sur le DPE, qui s’adresse en grande partie aux centres anciens, les règles sont sorties alors que le ministère de la Culture n’avait pas encore été consulté… Il y a des situations qui ne sont pas acceptables et qui sont préjudiciables. »
Ingénieure au CREBA (Centre de ressources pour la réhabilitation du bâti ancien, dépendant du ministère de la Transition écologique) depuis quinze ans, Élodie Héberlé a vu cette indifférence réciproque céder la place à des discussions sur quelques terrains bien définis : « Sur les dernières années, on observe un rapprochement entre mon ministère et celui de la Culture ; il y a par exemple un travail commun aujourd’hui sur un guide de recommandations pour le DPE. Quand il y a un sujet « bâti ancien », le ministère de la Transition écologique n’oublie plus de parler au ministère de la Culture. Mais est-ce que ça percole plus bas ? »
Car si les administrations ministérielles s’ignorent, les corps professionnels en font tout autant, nourrissant des a priori les uns sur les autres : les ingénieurs thermiciens souhaiteraient recouvrir la France d’isolant en polystyrène, et les architectes du patrimoine n’auraient pas d’autres solutions que demander d’enfiler un pull aux habitants de passoires thermiques. Présidente de la Fédération nationale des Conseils d’architecture, d’urbanisme et de l’environnement (FNCAUE), Valérie Charollais constate ce clivage dès les écoles d’ingénieurs ou d’architecture : « Cela se voit dans leurs formations, où l’autre n’existe pas. Les architectes ont de nouvelles aspirations en tant que citoyens et praticiens, mais ils ne sont pas armés : leur formation est insuffisante sur les enjeux environnementaux. » L’école de Chaillot comble cette lacune en proposant désormais une formation à la rénovation énergétique.
L’illustration de cette incompréhension entre ministères s’illustre dans l’étau juridique qui enserre les Sites patrimoniaux remarquables (SPR). Régis par un Plan de sauvegarde et de mise en valeur (PSMV) – qui ne laisse que peu de marges sur des interventions extérieures, mais aussi intérieures –, les logements situés en SPR sont aussi soumis à l’obligation de rénovation énergétique qui sanctionnera, dès 2025, les plus mauvaises notes du DPE par une interdiction de location. « C’est une vraie incohérence juridique, et je ne suis pas sûre que le ministère de la Transition écologique ait compris l’enjeu ! », relève Élodie Héberlé.
Dans la rédaction de son nouveau PSMV, la Ville d’Angers a pris les devants, intégrant la question thermique aux prescriptions patrimoniales. Le document, qui rentre dans sa phase finale d’enquête publique cet hiver, inclut une étude thermique du bâti ancien réalisée par le bureau d’études Wepo. Cette collaboration d’architectes et d’ingénieurs autour d’un document d’urbanisme patrimonial fait aujourd’hui des émules. « De nombreuses villes nous demandent le cahier des charges », rapporte Gabriel Turquet de Beauregard.
Les édifices classés monuments historiques ne font pour l’instant pas l’objet d’une obligation de rénovation énergétique : « C’est une dérogation justifiée, car elle va nous permettre de retomber sur nos pattes, estime Régis Martin. S’il y avait eu une obligation immédiate, on se serait précipité sur les premières solutions disponibles. » Dans les grands monuments, la prise en compte de l’urgence climatique se fait en raison des contraintes budgétaires. Alors que les prix de l’énergie flambent, la nécessité de réaliser des travaux de rénovation énergétique s’impose. « Les châtelains désargentés ont souvent les bonnes solutions !, remarque l’architecte en chef des Monuments historiques. L’hiver, ils déménagent dans la maison du gardien, au lieu de tout chauffer. »
La décision de préserver, puis de réhabiliter le patrimoine semble s’intégrer aux objectifs de sobriété énergétique. À l’évidence, il s’agit d’une économie substantielle de matériaux. « Une restauration prolonge un cycle de vie qui est déjà long, c’est à prendre en compte. Pour un kilo de matériau mis en œuvre, 40 ont été consommés pour sa production, rappelle l’ABF du Maine-et-Loire. Ces réparations sobres ne sont pas du tout subventionnées alors qu’elles sont vertueuses d’un point de vue écologique. » Compétitifs au niveau de la consommation de matériaux, le bâti ancien et sa réhabilitation peuvent aussi faire valoir un atout dans le confort estival : en 2011, l’étude BATAN du ministère de l’Environnement – modélisation du comportement thermique du bâtiment ancien – rapportait que 98 % des habitants de l’ancien étaient satisfaits de son confort estival.
Ces atouts font-ils de la réhabilitation une solution préférable à la déconstruction-reconstruction, du point de vue des émissions de gaz à effet de serre ? La littérature scientifique, en cours sur le sujet, tend vers un « oui, mais », où l’étude au cas par cas reste préférable à de grands principes [lire page 18]. « Par endroits, il ne faut pas faire de l’acharnement thérapeutique, estime la présidente de la FNCAUE. Certains bâtis ne pourront jamais rentrer dans la sobriété. Il y en a d’autres auxquelles les communautés sont attachées, que la population ne souhaite pas voir disparaître, et où une collectivité peut consentir à un investissement important pour une meilleure performance énergétique. Il faut aussi se poser la question du coût social d’une destruction avant d’abattre un bâtiment. » La prise en compte de ce levier social et culturel dans la transition écologique reste pour l’heure marginale. À la COP28 de Dubaï, le réseau Climate Heritage exhortait ainsi les États à inclure la dimension socio-culturelle parmi les « outils essentiels » de l’action climatique. Mais la première mention du secteur culturel dans le texte final d’une COP devra encore attendre.
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Comment concilier préservation du patrimoine et transition écologique ?
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°624 du 5 janvier 2024, avec le titre suivant : Comment concilier préservation du patrimoine et transition écologique ?