PARIS
Les « Non-Fungible Tokens » (NFT) sont un nouvel actif immatériel dont s’est emparé le marché de l’art. Un entretien didactique avec un avocat spécialiste du sujet s’impose pour comprendre ce procédé complexe et déroutant.
Sydney Chiche-Attali est avocat au barreau de Paris, spécialiste du droit de la propriété intellectuelle, du numérique et de l’art. Il est particulièrement actif dans les domaines ayant trait aux créations numériques, à la diffusion de contenus sur Internet, au e-commerce et aux innovations liées à la blockchain. Il explique au Journal des Arts ce que sont les NFT, les ressorts de leur valeur et les difficultés juridiques de la première génération de ces jetons.
Un jeton non fongible (« Non-Fungible Token » en anglais) est un jeton numérique unique utilisé sur blockchain auquel est lié un fichier numérique qui peut contenir une image, une vidéo, une musique, un texte, etc.
Oui, c’est la technologie de la blockchain qui a permis l’émergence de cette nouvelle catégorie d’actifs. La blockchain est une technologie de stockage et de transmission d’informations qui permet à ses utilisateurs, connectés en réseau, de partager des données sans intermédiaire. Elle est une base de données qui contient l’historique de tous les échanges effectués entre ses utilisateurs depuis sa création. C’est donc un registre, un registre comptable en quelque sorte, qui enregistre les transferts des jetons d’un détenteur à l’autre avec une traçabilité de ce transfert : clé d’identification des détenteurs, date de la transaction, etc.
La première blockchain est celle du bitcoin créé en 2008 par un inconnu dont le pseudonyme est Satoshi Nakamoto. Le bitcoin désigne à la fois un protocole de paiement sécurisé et anonyme, et la « crypto » en elle-même (le terme de cryptomonnaie étant à éviter juridiquement).
Exactement, contrairement à un virement bancaire, par exemple, où le virement transite par un tiers de confiance – la banque – qui valide l’identité des parties, le montant et le fait que le compte bancaire soit approvisionné ; dans la blockchain, il n’y a pas de personne morale ou physique qui sert d’intermédiaire. C’est l’informatique seule – en théorie, sans autorité humaine qui la contrôle – qui effectue et conserve la trace de ces transferts de fichiers.
Les NFT contiennent des métadonnées d’identification, détaillant les caractéristiques du « sous-jacent » et l’identité de leur émetteur. Ces jetons peuvent pointer vers des fichiers comme des jpegs, des gifs, ou du texte par l’intégration de liens dans leurs métadonnées. Le jeton est une suite de caractères alphanumériques guidant vers un lien où est stocké le « sous-jacent », qui peut être l’image d’une œuvre, par exemple. Il faut bien comprendre cependant que si le jeton est stocké dans la blockchain, le « sous-jacent » peut être stocké sur un serveur plus ou moins sécurisé. C’est donc le jeton qui est réputé inviolable, le « sous-jacent » ne l’est pas forcément.
La fongibilité est la caractéristique d’un objet qui peut être remplacé par un objet similaire ou identique : de la farine, de l’argent… Contrairement aux jetons dits de cryptomonnaies (ethereum, dogecoin, etc.) que l’on peut utiliser comme moyen d’échange, les NFT ne sont pas interchangeables, car ils sont attachés à des « sous-jacents » de nature différente et de valeurs différentes. Chaque NFT est unique, ce qui fait toute sa valeur et l’intérêt de la technologie.
Les NFT introduisent un nouveau paradigme, car ils permettent de créer une forme d’unicité et d’authenticité pour des fichiers numériques par définition duplicables à l’infini. On peut ainsi poser que tel fichier « sous-jacent » est unique, car il est le seul certifié par un NFT. Cela paraît purement abstrait et intellectuel, mais cela existe aussi dans le monde physique avec les éditions en bronze ou les tirages photographiques où, par construction juridique, on considère que la neuvième édition n’est plus un tirage « original », mais une copie. C’est le même fondeur, le même tireur, mais on attribue une caractéristique abstraite sur les éditions en deçà et au-delà d’un certain nombre.
De la même façon, un NFT va indiquer que le fichier attaché est l’unique original. Sur Internet, l’image de l’œuvre peut être accessible à tous et reproduite, mais il n’en demeure pas moins qu’une seule personne détient ainsi en principe la « copie originale » de l’œuvre sous forme de NFT.
Et donc, vous voyez bien les possibilités que cela ouvre d’un point de vue économique, notamment dans le marché de l’art où la valeur repose sur la rareté, voire l’unicité. Certes, chacun peut copier sur son ordinateur ou son smartphone l’œuvre numérique de l’artiste américain Beeple, Everydays : The First 5 000 Days, mais une seule personne peut en revendiquer la « propriété », car il est le seul à détenir le certificat d’authenticité de l’œuvre sous forme de NFT.
Ils sont, d’une certaine façon, semblables à de bons vieux certificats papier délivrés par les artistes ou les successions d’artistes à condition de contenir un contrat rédigé correctement. Comme dans le marché de l’art classique, un certificat, même s’il n’est pas reconnu expressément par la loi, doit être suffisamment explicite et contenir des clauses clairement rédigées pour faire naître des obligations et des droits dans la relation entre son émetteur et son détenteur. À ce stade, de nombreux NFT de première génération sur le marché ne contiennent pas de clauses clairement rédigées de nature à faire naître ces obligations et ces droits. Mais rien ne s’oppose à ce qu’ils le deviennent s’ils sont bien rédigés, ils engageront donc l’auteur de l’œuvre initiale auprès du détenteur du NFT.
Effectivement, il faudrait parler d’une œuvre numérique liée à un NFT. Comme on l’a dit précédemment, le NFT n’est pas l’œuvre en tant que telle, mais un jeton numérique unique pouvant être lié à une œuvre, son « sous-jacent ». La confusion peut venir aussi du fait que l’on désigne par NFT, des « sous-jacents » de nature très différentes : des œuvres d’art numériques originales (comme celle de Beeple), des séries de vignettes créées par informatique (les CryptoPunks), des images d’œuvres d’art physiques (gravures d’Hokusai), des images de une de magazines, des vidéos d’actions sportives, etc.
C’est exactement cela. C’est difficile à comprendre lorsque l’on prend ses repères dans le monde physique, mais dans le monde numérique, c’est un nouvel actif, certes produit par une construction intellectuelle, mais qui a une véritable existence et un marché propre. L’engouement pour les NFT est loin d’être passé quand on voit le potentiel de tels actifs, notamment dans le cadre de projets comme le « metaverse » développé par Facebook (ou devrais-je dire « Meta »…).
Il n’y a pas (encore) de définition juridique d’un NFT. La loi PACTE de 2019 s’est intéressée aux actifs numériques et a défini les jetons numériques comme des biens incorporels représentant, sous une forme numérique, un ou plusieurs droits pouvant être émis, inscrits, conservés ou transférés au type d’un dispositif d’enregistrement électronique partagé, donc permettant d’identifier directement ou indirectement le propriétaire dudit bien. Cela pourrait s’appliquer aux NFT. La Cour de cassation a considéré qu’un numéro de carte bancaire était un bien incorporel, donc on pourrait considérer qu’un code cryptographique est un bien incorporel.
Les États-Unis sont en pleine discussion avec le Crypto Currency Act, qui distingue trois types d’actifs numériques les crypto currencies (monnaies), les crypto commodities (des biens échangeables) et les crypto securities (créances et dettes) qui sont plus assimilables à des actions. L’Union européenne travaille également à un règlement assez large sur les actifs numériques qui devraient concerner les jetons fongibles et non fongibles.
La réponse est non à ce stade. Un NFT contient les informations qui mènent à une représentation d’une œuvre – qui peut être physique ou numérique, mais cela passe forcément par une représentation numérique –, le jeton n’est pas l’œuvre en elle-même.
Aujourd’hui, dans la majorité des cas, une personne détenant un jeton n’a pas de droits sur l’œuvre à laquelle ce jeton est lié. En règle générale, pour les NFT de première génération, le détenteur n’est pas propriétaire de l’œuvre, ni cessionnaire d’aucun droit d’auteur dessus ; il ne peut pas l’exposer ou la reproduire. Le seul droit qu’il a acquis est celui de dire : « J’ai acquis le seul jeton lié à cette œuvre » et « j’ai confiance dans la rareté, dans la valeur de ce jeton parce que je l’ai acheté sur telle plateforme ou à tel artiste. » Le marché des NFT de première génération et la plupart des plateformes fonctionnent comme ça actuellement. Elles vendent en réalité un jeton qui n’a pas de réalité juridique et qui ne donne pas de droits à son détenteur.
Le problème de ces NFT de première génération est l’absence de conditions liées à la cession du « sous-jacent », ce qui rend les contrats d’achat de ces NFT, pour certains, sans objet. Les conséquences de ce constat sont très importantes dès lors qu’un contrat sans objet peut être annulé et que le prix payé pour les NFT devrait, en ce cas, être restitué à l’acheteur… Il va y avoir un réveil difficile après la fête des NFT de première génération, mais cela ne doit pas masquer l’émergence des NFT 2.0 dont le potentiel pour le marché de l’art est phénoménal.
Ce sont des programmes permettant l’exécution automatique de clauses contractuelles et qui sont attachés aux NFT dans la blockchain. Ces smart contracts peuvent notamment être utilisés pour définir ce que l’artiste autorise l’acquéreur à faire ou non. L’artiste peut également prévoir, dans le smart contract initial, qu’il percevra une commission sur les reventes successives qui lui sera versée automatiquement sur son portefeuille numérique. C’est l’équivalent du droit de suite, mais ajustable et automatiquement exécutable, ce qui est une révolution pour les artistes. Ces clauses se transmettent également à tous les acquéreurs successifs du jeton lié au « sous-jacent ».
Il a acquis a priori le seul jeton attaché à cette œuvre. Dans ce cas d’espèce, il n’est pas devenu propriétaire des droits moraux et patrimoniaux ni d’une œuvre physique qui existerait dans le monde réel, mais bien seulement d’un jeton unique renvoyant à une image jpeg de l’œuvre. Il s’agit de la même que celle qui est reproduite sur différents articles parlant du sujet, mais l’acheteur est reconnu comme le détenteur unique du NFT lié à l’œuvre, et dans le marché de l’art, toute la valeur vient de cette rareté.
Là, c’est un peu différent, puisqu’il y a une œuvre physique qui est, de surcroît, tombée dans le domaine public. Mais attention, ils n’ont absolument pas acquis l’œuvre physique, ils sont détenteurs d’un NFT, d’un certificat d’authenticité sur une reproduction numérique limitée à un ou plusieurs exemplaires d’une gravure d’Hokusai.
L’acheteur a acquis un jeton qui n’a pas de valeur juridique, mais il considère que, dans le monde dans lequel il vit, son jeton est authentique et a une valeur en tant que telle. L’acheteur de l’œuvre de Beeple a confiance dans le fait que l’artiste ne va pas en proposer d’autres et qu’ainsi il sera le seul à être à jamais le propriétaire du jeton lié à cette œuvre. Les acheteurs ne se soucient pas du fait que certains de ces jetons de première génération ne sont pas attachés à des droits et obligations d’un point de vue juridique.
Comme je le disais précédemment, c’est un nouvel écosystème sous-tendu par la philosophie des « cryptos » et de la blockchain qui prône la désintermédiation et n’accorde pas forcément de valeurs aux institutions. Initialement, il y a le désir de se passer des intermédiaires. C’est une obsession, celle de ne plus avoir besoin de passer par des tiers, les tiers de confiance habituels, donc les banques, les États, etc.
Il y a aussi une forme de fierté à être le premier et le seul à détenir un NFT d’une œuvre d’art ou de toute autre image sans se soucier que ce droit ne soit pas garanti par les systèmes juridiques. Les acheteurs peuvent également souhaiter bénéficier du flou juridique lié aux NFT pour échapper au droit applicable aux cryptomonnaies qui sont aujourd’hui très régulées.
Rappelons aussi que la valeur des NFT s’exprime en ethereum – la cryptomonnaie – dont le cours connaît des fluctuations très importantes. L’ethereum valait 340 euros il y a un an et, aujourd’hui, son cours a été multiplié par dix.
Oui, bien sûr, celui que j’ai en tête concerne un dessin de Jean-Michel Basquiat. Le propriétaire de l’œuvre physique avait mis en vente un NFT lié à une reproduction numérique de ce dessin alors qu’il ne possédait pas les autorisations de reproduction de l’œuvre faisant partie du droit d’auteur. La fondation qui gère les droits de Jean-Michel Basquiat a demandé à OpenSea, la plateforme qui a mis en vente ce NFT, de le retirer – ce qu’elle a fait.
Quelqu’un a aussi mis en vente un NFT prétendument lié à une œuvre de Banksy, en se faisant passer pour Banksy auprès de la plateforme OpenSea ; il a vendu ce NFT près de 300 000 dollars [262 000 €]. Le vendeur a finalement remboursé l’acheteur en expliquant qu’il avait voulu faire un geste artistique et politique.
C’est là tout le problème. On ne peut pas judiciairement faire annuler une transaction sur la blockchain. Si une décision de justice annulait la vente, on serait confronté à un problème d’exécution de la décision. On voit bien un des problèmes juridiques des NFT, puisque chacun peut attacher une image, n’importe quelle image à un NFT et vendre ce NFT. Les plateformes peuvent effectuer un travail de vérification, mais il peut toujours y avoir des fraudes, comme avec le faux Banksy, ou des erreurs, comme pour le Basquiat.
Les contrats de cession de droit d’auteur obéissent à un formalisme juridique très spécifique. Or la majorité des plateformes de vente et des projets de NFT actuels font l’impasse sur le respect de ce droit et de ce formalisme entraînant des irrégularités dans les contrats de vente et les smart contracts, et ainsi la nullité ou l’absence de cession de droits.
Autre problème : en général, les fichiers des « sous-jacents » sont stockés sur les serveurs des plateformes qui vendent les NFT et ces serveurs ne présentent pas le même degré de sécurité et d’inviolabilité que les fichiers stockés sur la blockchain. Si demain une plateforme fait faillite ou qu’elle est l’objet de cyberattaques et que ses serveurs sont coupés ou ses données effacées, les liens compris dans les NFT et renvoyant à des fichiers tous durablement stockés sur leurs serveurs pourraient ne plus être accessibles. Le contenu authentifié n’ayant plus de lien avec le NFT et étant inaccessible, les NFT émis par cette plateforme risqueraient de perdre leur valeur.
Voilà pourquoi il me semble qu’il est indispensable qu’il y ait un droit pour que ce marché continue à prospérer et que l’avènement des NFT de deuxième génération, répondant à un cadre juridique et normatif plus défini, soit possible.
Oui, c’est le paradoxe de la situation. Disons que les acheteurs et les vendeurs font davantage confiance à des plateformes appartenant à l’écosystème blockchain qu’aux tiers « institutionnels ». Les acteurs institutionnels ont d’ailleurs encore du mal à atteindre les collectionneurs de NFT.
Oui, mais quelle différence avec le collectionneur qui stocke ses œuvres dans des réserves de ports francs et éprouve de la satisfaction à simplement en parler dans des dîners en ville ?
Comme je l’indiquais, même s’il y a aujourd’hui des offres frauduleuses et très risquées avec les NFT de première génération dont certains n’ont pas de réalité juridique, c’est un nouveau marché très prometteur avec des acteurs sérieux qui développent des normes et des solutions tangibles à faible impact environnemental et protectrices des acheteurs et des vendeurs.
Lorsque cet écosystème se sera stabilisé avec des normes juridiques et techniques, on verra l’émergence des NFT 2.0 qui seront des fichiers aussi normés et encadrés que le format jpeg, par exemple, aujourd’hui.
Et même si la dimension économique n’est pas neutre, de nombreux collectionneurs achètent également des NFT d’œuvres d’art pour le plaisir de les collectionner et de les exposer, par exemple, sur un grand écran dans leur salon et dans leurs « metaverses » !
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Sydney Chiche-Attali : « Les NFT introduisent un nouveau paradigme »
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°578 du 26 novembre 2021, avec le titre suivant : Sydney Chiche-Attali « Les NFT introduisent un nouveau paradigme »