VEVEY / SUISSE
Le peintre suisse a documenté de tableau en tableau les transformations physiques de sa compagne gravement malade, jusqu’à sa mort.
Vevey (Suisse). Ferdinand Hodler (1853-1918) est un géant de la peinture suisse : ses vues du lac Léman et des sommets alpins, et ses tableaux d’histoire incarnent une certaine image de l’Helvétie, réconciliant tenants de la tradition et adeptes de la modernité. Ses portraits, autoportraits et son œuvre à caractère symboliste révèlent, quant à eux, son talent à sonder les âmes. Car la métaphysique n’est jamais loin dans l’œuvre d’un peintre qui fait dès l’enfance l’expérience de la mort. Orphelin à 14 ans, il voit ses cinq frères et sœurs mourir de la tuberculose au fil des années. « L’amour et la mort sont deux sujets omniprésents dans l’œuvre et la vie de Ferdinand Hodler, deux questionnements qu’il lie sans arrêt […] et qui trouvent leur plein accomplissement dans le cycle de la maladie, de l’agonie et de la mort de Valentine Godé-Darel », souligne Anne-Sophie Poirot, co-commissaire de l’exposition du Musée Jenisch.
D’octobre 1913 à janvier 1915, le peintre observe le lent et inexorable cheminement de sa maîtresse, Valentine, vers la mort. Rencontré en 1908, le modèle parisien, de vingt ans sa cadette, est atteint d’un mal incurable – probablement un cancer de l’intestin. Au fil des mois, il consigne à son chevet les étapes de la maladie – concomitant de la grossesse de Valentine qui donnera naissance en 1913 à leur fille Paulette : la douleur qui crispe et recroqueville son corps bientôt épuisé et exsangue, le regard fiévreux, anxieux, parfois implorant qui se fait peu à peu absent. Trois peintures closent le cycle, représentant la dépouille de Valentine allongée sur son lit de mort dans une horizontalité parfaite [voir ill.] – « même la mort stylise la forme », selon des propos attribués à Hodler. Le parallèle avec le Christ mort de Holbein le Jeune est frappant.
Un artiste fasciné par la mort
L’importance de cet ensemble de deux cents pièces réalisées à cette période – dessins, peintures, pages de carnets – dans l’œuvre de Hodler et son caractère cyclique ont été mis en lumière dans les années 1970. Ce n’est plus un peintre tout-puissant devant son modèle, mais un homme en proie aux questionnements métaphysiques face à la transformation physique. La figure d’abord pleine et présente, même dans la douleur, s’efface peu à peu pour devenir un visage et un corps esquissé en quelques traits, un motif quasi abstrait. Au décor de la chambre, succède le vide de la page et la figure de Valentine apparaît comme « suspendue » dans un espace intemporel. Au-delà de Valentine, Hodler expérimente sa propre finitude.
Après l’émotion, le trouble naît devant cette observation minutieuse, distancée et cruellement réaliste que fait l’artiste de cette fin de vie, de cette fascination que semble exercer la mort sur lui. Selon des propos rapportés, le maître aurait admis : « La mort a la beauté de la vérité, voilà pourquoi elle m’attire. » Les dessins, toujours accompagnés de dates, et particulièrement ceux que Hodler réalise aux derniers instants de vie de Valentine, peuvent même se révéler, comme cela a pu être souligné par des spécialistes du peintre, d’une « brutalité documentaire ».
Attirance morbide ou cynisme ?
L’ambiguïté de l’œuvre interroge cependant : et si tout cela n’avait représenté qu’un « bon sujet » pour l’artiste ? Quelques mois après le décès de Valentine, déjà, la toile La Morte est exposée. En 1916, puis en 1917, au Kunsthaus de Zurich, quinze œuvres du cycle sont montrées au public. Bien que quelques dessins, annotés de la mention « p.a.v » (« pas à vendre ») semblent dénoter la pudeur de l’artiste, ce dernier n’hésite pas à commercialiser plusieurs toiles et dessins de la série. Ce qui peut, aujourd’hui, nous apparaître comme un récit imagé d’une grande intimité, est largement relativisé par les recherches fouillées et passionnantes livrées dans l’ouvrage Ferdinand Hodler. Valentine, édité par les Cahiers dessinés et rédigé par l’équipe de l’Institut Ferdinand Hodler, menée par l’historien d’art Niklaus Manuel Güdel, qui a servi de tremplin à l’exposition de Vevey. Derrière ce témoignage unique dans l’histoire de la peinture occidentale, il y a bien un géant à l’œuvre mais peut-être un cynique aussi.
Visite guidée. Si chaque musée d’art suisse possède sa collection Hodler, toute nouvelle exposition qui lui est consacrée est une entreprise assurée d’être couronnée de succès. À ceci près que l’exposition actuelle du Musée Jenisch touche au tabou de la mort. Peu attirant et même un peu risqué, le sujet n’est pas mentionné dans le titre de l’exposition qui préfère un « Revoir Valentine » à la tonalité plus légère. Il est beaucoup question de mort, mais aussi de vie, dans cette admirable présentation qui offre, grâce à cent quinze pièces exposées, un regard actualisé sur ce cycle, montré la dernière fois en 1976. Le parcours chronologique, incluant quarante-sept peintures et dessins, est enrichi par la consultation numérique sur tablettes des carnets de croquis de Ferdinand Hodler.
L’exposition offre cependant quelques échappées salvatrices autour de la figure de Valentine modèle, esquissant les dessous d’une relation passionnée – mais compliquée avec le peintre genevois, gangrenée par la jalousie –, et autour des représentations de l’amour dans son œuvre. Elle se permet en outre une pirouette en guise de conclusion : la dernière salle est consacrée à la mort, non plus du modèle, mais du maître, advenue en 1918. Autant de détours qui mettent en valeur la portée universelle de cet ensemble exceptionnel.
jusqu’au 21 mai, Musée Jenisch, avenue de la Gare, 2, 1800 Vevey, Suisse.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°606 du 3 mars 2023, avec le titre suivant : Ferdinand Hodler, Éros et Thanatos